Les petits cailloux
Par Alicia Matisson
Aujourd’hui, dans les collèges et lycées, dans lesquels mon père va témoigner tous les ans pour parler de la déportation, les enfants et les professeurs veulent re-humaniser les victimes et travaillent sur la reconstitution des familles. Cela m’est apparu comme une obligation de traduire en récit, des chiffres et des faits, ne serait-ce que d’imaginer comment mes grands-parents ont grandi avec la guerre. Recréer l’atmosphère de l’époque pour comprendre leur état d’esprit, les enjeux. Mettre en évidence les petits gestes, les héros la plupart anonymes, qui ont permis qu’aujourd’hui je me lance dans cet exercice de « romantisation » de mon histoire familiale.
C’est une histoire recomposée à partir de non-dits, de bribes de souvenirs d’enfants traumatisés, trop jeunes certains pour se rappeler la douceur d’une mère, mais tentant de donner un sens à leurs démons, fardeau de la mémoire du survivant.
C’est une histoire reconstituée à posteriori, par des recherches, des éléments administratifs… 50 ans après la guerre, lors du procès Papon, des mémoires, ont resurgit les souvenirs terribles de ces rescapés.
Adam Biro, dans son « dictionnaire amoureux de l’humour juif » décrit un phénomène qui s’applique à merveille à ma famille. Un aïeul Rabbin donne naissance à un enfant athée et laïque qui lui-même donne naissance à un franc-maçon. Phénomène, d’après lui assez fréquent chez les Ashkénazes.
Le dix-neuvième siècle
L’histoire familiale commence donc avec un Rabbin, Yankel Rawdin qui naît quelque part en Lettonie au moment de la Commune de Paris, elle se poursuit par un Juif athée et laïque, Abraham Matisson et se termine avec cinq francs-maçons, Maurice et Jean-Marie Matisson, Jackie et Henri Alisvaks et Esther Fogiel.
Contrairement à ce que disent les parties civiles lors de leur témoignage au procès : « avant 1942, nous étions une famille heureuse… », en miroir à l’horreur vécue pendant les années noires, je pense que notre famille n’était pas une famille heureuse. C’est une famille d’immigrants juifs lettons qui fuyait depuis des générations les pogroms polonais puis russes puis nazis.
Yankel rencontre Hanna Serman ou Burman, selon les mémoires des petit-enfant Esther ou enfant Jean-Philippe. Hanna est née comme moi un 23 juillet, en 1876 à Daugavpils en Lettonie. Daugavpils, c’est le nom actuel, mais au fil du temps et des divers occupants, elle s’est appelée Dunaburg sous les Allemands puis les Polonais, et à partir de 1893, Dwinsk sous les Russes. Sans quitter son domicile, Hanna a changé trois fois de nationalité et parlait les trois langues imposées par les occupants. Avec le Yiddish, on peut dire qu’elle parlait quatre langues sans avoir voyagé et pourtant, elle ne savait ni lire ni écrire.
À 16 ans Hanna a sa première fille, Ilka, Jacqueline, née en 1892 puis Luba, Rachel, Ida, née en 1907, Jèse, Hélène, née en 1910 et enfin Euta, Jeanette, née en 1911.
Voilà pour mon arrière-grand-mère, Ilka. Parlons maintenant de mon arrière-grand-père, Abraham. Comment se retrouve la famille Matisson en Lettonie ? D’après mon grand-père Maurice, un vieil ancêtre, aurait été violoniste et serait parti dans l’armée napoléonienne faire la campagne de Russie. Il serait resté en Lettonie. Plus vraisemblablement, la famille Matisson, une branche issue des Mattityahu est implantée en Lettonie depuis la nuit des temps.
Concernant l’orthographe de nos noms de famille, c’est au moment du passage de l’alphabet letton à l’alphabet latin que des divergences apparaissent : en letton, par exemple, Matison serait la meilleure traduction et il se conjugue au féminin et au pluriel. Aussi, on trouve des Matison, Matisia, Matisson, Mattison ou Matisons, des Mathison ou des Matishon et pour notre famille Matisson et Matison. On trouve aussi Rawdin ou Ravdine – par exemple, Ilka Rawdin épouse Matisson déclare sur l’acte de naissance de Maurice Matisson s’appeler Ravdine et sa soeur Louba épouse Fogiel sur l’extrait de naissance d’Esther Fogiel elle déclare s’appeler aussi Ravdine – Hirsch Miasnick épouse Ilka Rawdin pour donner naissance à Jean Miasnik, le c disparait à partir de cette génération. C’est pour cette raison que Abraham écrit son nom Matisson et que sa première épouse et son fils écrivent le leur Matison.
Abraham Matisson, tout comme Hirsch Miasnick, naît à Riga en 1890. Abraham est un bon joueur d’échecs et un de ses cousins, Herman a été champion du monde amateur en battant le champion français Alexandre Alekhine. Le fait est avéré, mais s’agissait-il vraiment de notre famille ? Interrogé, un autre champion du monde, originaire de Riga, Mikhail Thal, a déclaré en riant : « à Riga, les Matisson, c’est comme les Dupont chez vous, il y en a des milliers… ». D’ailleurs, il existe même une rue Matisia à Riga.
Vraisemblablement Abraham et Hirsch sont amis. Ils épousent respectivement Ida Leibovich et Ilka Rawdin. Le premier couple a deux enfants : Rosa et Fernand ; le second a une fille : Antoinette. Abraham racontait à ses petits-enfants, Jean-Marie mon père et Luce ma tante qu’il était révolutionnaire du BUND et qu’un jour dans une taverne, un officier tzariste lui demande de porter un toast au Tzar. Mon arrière-grand-père refuse et, dans l’altercation qui suit, il enfonce sa pinte dans la figure de l’officier. Il est alors obligé de fuir Riga avec sa famille.
Avant la première guerre mondiale
Hirsch émigre également en 1912 soit pour cette anecdote, soit pour fuir les pogroms. Ils s’installent en France, pays des Droits de l’Homme et de la Liberté aux yeux d’Abraham, avant la guerre de 1914-1918. Ilka donne naissance à Jean Miasnik puis quitte Hirsh Miasnick pour Abraham Matisson qui de son côté se sépare de Ida Leibovich. Ils s’épousent puis Abraham, pourtant révolutionnaire du BUND, part avec le groupe de Russes -drapeau en tête- qui traverse Paris pour s’engager dans l’armée française. Il s’enrôle dans les zouaves pour remercier la France et part se battre en Grèce. Le 20 août 1916, il participe à la bataille de Salonique dans la vallée de Struma. Il gardait religieusement son portrait grandeur nature, vêtu en zouave. À la fin de la première guerre mondiale, Abraham est démobilisé, avec le grade de caporal, la croix de guerre et plusieurs citations à l’ordre de la Brigade, du Régiment et de l’Armée. Lorsqu’il est démobilisé en 1918, il rejoint Bordeaux avec, pour seule fortune, son pécule de démobilisation. Il en revient aussi gazé et paludéen. Abraham, Hirsh Alisvaks et Roger Brittmann feront mention de leurs faits d’armes en tant qu’anciens combattants lors de leur recensement. Fiers de s’être battus pour la France, ils ignorent alors que ce recensement ne leur apportera aucune reconnaissance mais qu’il engage le processus d’extermination.
Avant la deuxième guerre mondiale
Pour la plupart, ils vivent à Bordeaux…
Abraham et Ilka choisiront de s’installer avec Antoinette dans le vieux quartier de Mériadeck. C’était un quartier de souteneurs, de maisons closes et pour les jeunes enfants pas très fréquentables. Mais, pour des gens pauvres, les loyers étaient peu chers. J’ignore où sont nés Norbert et Lily mais c’est là que Maurice est né au 26, rue Lecocq, en 1926.
En 1925, la mère de Ilka rejoint la France avec ses soeurs : Louba, Jèse et Euta. En 1928 Icek Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.
Mon grand-père Maurice et Michel Slitinsky jouaient ensemble aux billes dans la rue de la Chartreuse. Les parents d’Esther sont commerçants forains, Abraham et Ilka tiennent une teinturerie. Chez les Matisson, à la maison, il est interdit de parler le letton ou le Yiddish. C’est seulement quand Mémé et Pépé, Ilka et Abraham, se crêpent le chignon qu’on entend parler une langue aux sonorités inconnues… Letton ou Yiddish !? Ilka ne savait ni lire ni écrire, mais elle savait compter et parlait 8 langues. Lors de l’installation de nouveaux arrivants à Mériadeck, c’est elle qu’on appelait pour assurer la traduction. Ils se font naturaliser, Abraham devient Albert et Ilka, Jacqueline, sans qu’on sache la raison de ce changement : effort d’intégration, humiliation d’un fonctionnaire ou directive préfectorale.
La vie va son cours à Bordeaux, l’intégration s’opère, les enfants vont à l’école, la cadette, Luba épouse Icek Fogiel en 1933, Esther naît le 4 août 1934 et Bernard en juillet 1936. Ils vivent avec Hanna toujours très pieuse. Jèse épouse Roger Brittmann, et donnent naissance à deux filles, Rachel et Jeannine. Euta épouse Abraham Husetowski, ils auront deux enfants, Dora et Jean-Philippe. Antoinette, la demi-soeur de mon grand-père épouse Hirsh Alisvaks, de leur union naîtront Claude, Éliane et Jackie.
En 1939, Icek s’engage avec les 103 000 soldats polonais qui se battent aux côtés de l’armée française, suite à l’invasion de la Pologne par les nazis et l’exil du gouvernement polonais.
La France entre en guerre contre l’Allemagne le 3 septembre 1939 et capitule en 1940. Le 27 septembre 1940 l’Allemagne nazie promulgue la première ordonnance prescrivant l’obligation aux entreprises juives d’être désignées par une affiche rédigée en français et en allemand et le recensement des Juifs en zone occupée… Recensement auquel se plie ma famille ainsi que les Brittman et les Alisvaks. A ce moment là je pense que personne ou très peu de personnes ne se rendent compte de ce qui va suivre. A partir du 3 octobre 1940 les Juifs se voient interdits d’exercer un grand nombre de professions, Icek doit arrêter son commerce en 1940 et sera docker jusqu’en juillet 1942.
La plupart se retrouve donc dans l’incapacité de gagner leur vie et de faire vivre leur famille, mais ils restent. Comme pour une majorité de personnes, Allemands compris, il est inconcevable de se projeter dans le scénario d’une solution finale. Peut-être est-ce un état de sidération dû à la vitesse à laquelle se dégradent leurs libertés au pays des droits de l’homme ? Comment imaginer une détérioration du quotidien aussi brutale ? L’escalade continue, le 4 octobre 1940 les Juifs se voient assignés à résidence forcée. Le 22 juillet 1941, commence la spoliation de leurs biens. Les enfants, du moins les garçons continuent d’aller à l’école, malgré les restrictions, couvre-feu de 20 h 00 à 06 h 00, interdiction de fréquenter tous les lieux publics… À partir du 7 juin 1942, le port de l’étoile jaune devient obligatoire, des plages horaires d’achat concordant avec les heures de fermeture des commerces leur sont allouées. Et j’en passe sur les ajustements de la stigmatisation d’une communauté.
L’antisémitisme ambiant est à son paroxysme ! On peut lire sur la vitre d’un coiffeur place Gambetta à Bordeaux : « Interdit aux chiens et aux Juifs ». À Paris, sur le magasin des Matisson, on met cette infâme affiche « Judisches Geschèft » et les voisins disent à Abraham : « tu vas mettre tes décorations à côté ». Comment vit-on ? De quoi vit-on ? À quoi se raccroche-t-on quand tout s’organise pour vous faire partir, vous traquer sans pour autant réaliser que la finalité de cet acharnement est simplement l’élimination.
Le 15 juillet 1942, Antoinette et Henri Alisvaks sont raflés à Bordeaux, déportés à Auschwitz. Lors de la première rafle à Bordeaux, les enfants n’étaient pas déportés. Les accords Oberg-Bousquet qui livrent les enfants aux allemands viennent d’être signés mais les décrets d’application n’entreront en vigueur qu’en août 1942. À cette date, les Allemands ne demandent pas la déportation des enfants. Papon arrête les familles, les enferme au fort du Hâ, et retire les enfants pour les placer en famille d’accueil. Seuls, Jackie, Éliane et Claude seront sauvés. Les autres enfants, hélas, seront déportés le mois suivant, Papon va simplement les chercher dans les familles d’accueil, alors que rien ne l’y obligeait. Ainsi, 72 enfants périront à cause du zèle du secrétaire général. Initiative personnelle, non exigée par les Allemands et qui d’après mon père est constitutive du crime contre l’humanité.
C’est Monsieur Trincal, commissaire et ami d’Abraham, qui reconnut les trois enfants, Jackie, 4 ans, Éliane, 8 ans et Claude, 10 ans, les sortit avec discrétion du Fort du Hâ et les envoya à Paris chez leurs grands-parents. Au même moment, à Paris, Monsieur Lallemand, le commissaire du quartier de Belleville, prévient Abraham dans sa teinturerie, de l’imminence de la rafle du Veld’Hiv. Monsieur Lallemand était résistant et fut fusillé par les Allemands. Abraham part se cacher dans le salon de coiffure en face de sa teinturerie. Ilka et Lily restent dans l’appartement pensant que seuls les hommes sont arrêtés. Je vois, là encore, ce refus, cette résistance à accepter la réalité de ce qui est en train de se passer. La police vient s’annoncer leur demandant de préparer leur valise, elles aussi. La panique précipite la séparation des enfants de leurs parents. Mon grand-père et sa soeur partent se cacher chez des amis pendant que leurs parents se dirigent en zone libre. Lily et Maurice restent quelques jours cachés attendant le départ pour la zone libre, ils ont respectivement 18 et 16 ans. Au bout de quelques jours, Monsieur Trincal leur amène leurs neveux. Maurice ne comprend pas pourquoi sa soeur les a envoyés ici. M. Trincal explique qu’Antoinette et Henri ont été déportés. Lily et Maurice en prise à un torrent de frustration, de désespoir, de chagrin, d’impuissance font face. Ils décident de regagner la zone libre avec leurs neveux.
Ils avaient reçu de leurs parents une certaine somme d’argent. À cette époque, il n’y a pas de communication possible, pas de téléphone portable, il faut se fier aux dernières nouvelles. Ce groupe de 5 enfants-adolescents, décide de partir rejoindre Abraham et Ilka dans ce climat hostile livrés à eux-mêmes, marchant toujours avec une ombre menaçante pour eux et pour quiconque voudrait les aider.
Les voilà à Bordeaux, le 15 août. Ils veulent sauver leur grand-mère et lui faire passer la ligne de démarcation. Hanna a soixante-six ans et s’occupe de son petit-fils Bernard Fogiel, cinq ans, depuis ce sinistre 15 juillet 1942 date à laquelle Rachel et Icek Fogiel ont été raflés. Esther, quant à elle et pour son grand malheur, est déjà placée chez des gens sans scrupule. Hanna, très pieuse, femme de Rabbin dit à Lily et Maurice : « Vous savez bien mes petits, je ne peux pas partir, je ne peux pas emmener mon double service de vaisselle, on ne me fera pas manger du chevreau dans le lait de sa mère. » Malgré leur insistance obstinée, Hanna a refusé de les suivre. Elle a été déportée avec Bernard dans le convoi du 26 octobre 1942.
Un ami de la famille, monsieur Dereix leur remet une lettre adressée aux personnes qui devraient les accueillir à Orthez. Les enfants continuent leur périple en train en direction de Dax. Ils se retrouvent assis face à un scout qui les regarde à la sauvette et leur dit de but en blanc : « Si vous avez des papiers avec un tampon Juif, jetez-les par la fenêtre, et si vous allez à Orthez, descendez à la gare avant, à Puyoo et allez à Orthez à pied, à vingt kilomètres de là ». Le trajet se passe sans encombre. Arrivés à Puyoo ils descendent et partent à pied pour rejoindre Orthez et terminer ce périple. Ils rencontrent une dame qui spontanément leur propose de les accompagner. Ils ignorent comment réagir, comment réagira-t-elle face à des Allemands. C’est certainement un soulagement entaché d’une inquiétude que sa gentillesse devienne la cause de son malheur. Du départ ils vont bon pas, mais vingt kilomètres c’est une sacrée randonnée, sans compter qu’ils doivent se cacher des voitures, éviter les villages, se méfier du moindre bruit. Le retour auprès de leurs parents devient une épreuve de force, notamment pour Jackie qui n’a que 5 ans.
Maurice porte les plus jeunes à tour de rôle, l’épuisement les gagne. En marchant, la dame leur demande de chanter et Maurice ne trouve rien de mieux que d’entamer la marseillaise, chant que la dame fera interrompre rapidement. La police fait un premier contrôle, la dame les rassure du regard, Maurice et Lily sont juste figés. Leur vie tient à tellement peu. La police continue son chemin. Puis un deuxième, une sensation d’étau qui se resserre, mais il n’y a rien à faire. Garder son calme. Ne pas céder à la panique. Les policiers leur demandent leurs papiers, ils n’ont gardé que leur acte de naissance. Obtempérer. Ils auscultent les documents. Tout ralentit, un instant d’éternité. C’est bon pour cette fois, le temps d’une respiration et un policier resurgit pointant Lily du doigt : « Vous Juive. Votre père : Abraham ». Il n’y a plus qu’effroi et terreur dans les yeux de Lily, Maurice est totalement démuni, impuissant. C’est alors que la dame intervient en expliquant qu’ils sont protestants et non pas Juifs, que chez les Protestants les noms bibliques sont très courants. Le policier réfléchit puis consent à la croire. Ils arrivent à Orthez à la nuit tombée, au 10 de la rue Moncade. Clairement ils n’en peuvent plus, ils frappent à la porte, ils sont accueillis comme des rois. On leur sert un repas gargantuesque en comparaison du rationnement habituel ; ils ont dormi sereinement comme ils ne l’avaient pas fait depuis des mois. Le lendemain, à midi, les petits Alisvaks passent la ligne de démarcation avec les enfants de l’école d’Orthez (qui recevait les enfants des deux zones). Lily et Maurice sont conduits vers la zone dite libre, en fin d’après-midi, par Joseph Labeyrie, un borgne qui leur dit : « ne vous inquiétez pas, je n’ai qu’un oeil, mais c’est le bon ». Il refuse de leur donner le moindre détail sur le passage de la frontière. La seule chose qu’ils doivent faire est de lui obéir aveuglément, sans crainte. Leurs neveux les attendent, il n’y a pas vraiment d’alternative.
En partant ils remercient et remettent la lettre à une dame qui leur précise qu’elle n’était pas la destinataire de la lettre, qu’elle habitait au 14, mais que s’ils étaient allés au 12, cela aurait été pareil. « C’étaient des gens simples, sans ronds de jambe, sans envolées littéraires, ils savaient, eux, où était leur devoir » – extrait du témoignage de mon grand-père Maurice.
Ils suivent donc Joseph, le « borgne », à pied. Ils traversent le village jusqu’à une auberge grouillante de monde située à côté de la barrière style chemin de fer. Un petit portillon à franchir pour avancer vers le poste « français » à 300 mètres. Ils entrent dans la partie café de l’auberge. Le passeur demande à Maurice de commander 3 boissons et de donner un billet de 5 francs à la serveuse. Soudain on entend un air allemand repris en choeur depuis une pièce attenante. Leur pire cauchemar, se retrouver à proximité de gardes allemands, dans un espace fermé, et ils sont nombreux. Maurice et Lily sont livides, mais le passeur les rassure en indiquant qu’ils sont occupés à banqueter. Un moment après, une sentinelle en arme apparaît sur le seuil. La serveuse s’approche de lui, l’attire vers elle, et d’un signe discret les invite à sortir dans le dos du soldat. Monsieur Labeyrie les accompagne jusqu’à la porte. Un Allemand se trouve devant le portillon, sans armes, Lily a un geste de recul, le passeur les décide en grognant : « allez-y Bon Dieu ! » Le soldat cède galamment le passage à Lily. Malgré les conseils de Joseph Labeyrie de ne pas courir, il leur est impossible de ralentir leurs pas, ni leur souffle de se précipiter ni leur cœur de s’emballer sur ces 300 mètres qui les séparent de la zone libre. Impossible de s’imaginer le bonheur de voir une casemate avec un soldat et les trois couleurs de la France. Un peu plus loin, un paysan du coin les attend, les ramène dans une petite carriole dans sa ferme où ils retrouvent Claude, Eliane et Jackie.
Après avoir passé la nuit chez ce brave homme, il les amène à une gare située à une vingtaine de kilomètres. Pour passer sur le quai de la gare, ils doivent donner leurs billets au contrôleur flanqué d’un garde mobile. Maurice dit à Lily qu’ils ne peuvent rester bloqués là. Il tente le tout pour le tout. Il part seul le voir et droit dans les yeux lui dit d’où ils viennent et où ils vont. À sa grande surprise le contrôleur lui rétorque : « Je ne suis pas censé le savoir, passez ! ». Jusqu’au bout, une chaîne de braves gens les aura conduits à bon port.
Ce monsieur Labeyrie recontactera mon grand-père pendant le procès et son courage sera récompensé par la médaille des Justes. Heureusement certaines personnes avaient le courage d’aider à leur niveau, de résister à leur échelle à l’horreur qui sévissait. Ces quelques actes ont tout de même sauvé des vies rien de moins.
Revenons à Mériadeck. On a souvent dit que Michel Slitinsky et Maurice Matisson étaient des copains d’école qui jouaient aux billes sur les pavés de Mériadeck. Certes, mais les liens qui unissent inexorablement nos deux familles sont bien plus forts et en particulier, ceux noués dans un fourgon de police…
Cette nuit du 19 au 20 octobre, sur ordre de la préfecture régionale un fourgon de la police française, arrête les Juifs de la rue de la Chartreuse, au 3 pour la famille Slitinsky et au 11 pour la famille Fogiel. Se retrouvent dans le fourgon, Bernard Fogiel, Hanna Rawdin, Abraham Slitinsky, le père de Michel et Alice Slitinsky, sa soeur. Pendant ce temps, Michel se cache et s’enfuit par les toits. Alice sera sauvée du camp de Mérignac. Bernard, Hanna et Abraham seront exterminés à Auschwitz.
Ilka et Abraham Matisson sont arrêtés, en passant la ligne de démarcation. Heureusement, l’inspecteur qui les interroge porte les mêmes décorations qu’Abraham au revers de son veston. Et au lieu de les envoyer aux Allemands, il les place en résidence surveillée à La Bourboule.
Le 20 août 1942, la famille Matisson et les enfants Alisvaks, se trouvent réunis à Agen, mais la zone sud est occupée par les Allemands. La famille se replie alors à Valence d’Agen où Abraham et Ilka recommencent à travailler difficilement pour faire vivre toute cette famille, agrandie des enfants d’Antoinette. Après un bref séjour au lycée de Moissac, Maurice est renvoyé pour refus de chanter, encore, « Maréchal, nous voilà ». Le directeur du cours complémentaire de Valence d’Agen, monsieur Bonnemore, accepte d’y inscrire Cécile et Maurice qui préparent le concours d’entrée à l’École normale.
Grâce à monsieur Debande, professeur de maths, patriote, qui commence toujours ses cours par la formule : « n’oubliez pas que la France est occupée et qu’il faut la libérer ! », Abraham et Maurice entrent dans l’Armée secrète en 1943, ils rejoignent le maquis de Sistels dans les environs du bourg de Dunes. Le 23 juin 1944, douze patriotes dénoncés sont pendus au balcon de la mairie de Dunes par quatre cents S.S. Le 10 juillet 1944, Maurice, Abraham, monsieur Debande et huit camarades du maquis, dénoncés, sont arrêtés par la Milice et les S.S. Assis sur la corde qui doit les pendre, ils seront libérés à la dernière minute grâce à l’action d’un commando du maquis, en échange d’un officier allemand.
La grande absente de ce récit est Esther qui a vécu un drame absolu. Dans une bulle cauchemardesque sans conscience de la guerre, c’est pourquoi je ne l’ai pas évoquée avant. J’ai une certaine pudeur à l’approche de son histoire dont la gravité n’a pas grand chose à voir avec la guerre, mais elle lui a infligée de terribles épreuves, l’a laissée sans famille… Les dimanches où elle venait nous voir, je me rappelle, une femme, une feuille d’automne, une voix douce et percutante de fragilité, je lui laisse la parole :
« Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile…
Mes parents projettent de passer en zone libre. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. (Je dois passer la première, la semaine suivante mon petit frère et enfin mes parents avec ma grand-mère). Ce jour-là, à Bègles, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde, avec un sourire triste, elle n’en finit pas de se décider à partir, petite fille, cela me surprend. Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen (Tarn-et-Garonne). Je suis accueillie par une ancienne nourrice, qui vit là avec son mari, un forgeron retraité et son amant, un facteur retraité. Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable » avec interdiction de me confondre avec les autres élèves. Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée, au-dessus de mon lit. Une dent cassée. Un ver de terre, une araignée, divers insectes dissimulés au fond du bol du petit déjeuner, etc.
Pour se débarrasser de son vieil homme de mari, 70 ans, la femme me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolarité… l’entretien de leur maison.
Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent.
J’ignore quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.
Je me suis crue abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite ».
À la fin de la guerre, Esther Fogiel passe dans son ancien quartier, on lui dit que Hanna avait été torturée pour avouer où son père avait caché d’hypothétiques louis d’or… Effectivement, le sol de la cave a été creusé, la terre rabattue sur les côtés, l’appartement avait été fouillé, laissant Hanna et Bernard dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation, en octobre 1942.
Après guerre
C’est une histoire qu’on se doit de raconter, d’écouter et de lire, même si ce n’est que pour honorer un devoir de mémoire, une nécessité de savoir ce que l’on peut redouter dans une époque où les extrêmes reviennent au pouvoir.
Pour exprimer la difficulté de se reconstruire, je vous propose quelques extraits des témoignages dans ou hors procès.
Jackie Alisvaks : « Je n’ai pas le souvenir de la douceur de la peau d’une mère, de cette tendresse… quand un enfant met son oreille sur le corps de sa mère. Toute ma vie, j’ai eu l’impression d’avoir été abandonné. Je suis comme une vieille valise qu’on a laissée sur un quai de gare » ; simplement, la vieille valise avait 5 ans, seul au monde, orphelin de deux parents exterminés à Auschwitz.
Esther Fogiel : « A 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide. Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… De rejoindre mes parents… Leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là… Cet événement a provoqué un état de sidération tel, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui… Il n’a laissé que désastres et cendres… »
Jean Matisson, le fils aîné de Norbert, partie civile, né pendant la guerre, enfant caché, raconte qu’il ne peut pas prendre de douche parce que cela lui rappelle les chambres à gaz.
Maurice Matisson raconte : « J’ai laissé en jachère une plaie ouverte. Et il m’a fallu douze ans de psychanalyse pour prendre mes distances avec mes souffrances, sans en venir à bout ; mais elle m’a permis de tenir. Ma fuite en avant, c’était aussi de m’occuper de délinquants qui souffraient, de psychopathes, puis de surdoués, ces êtres polis, cultivés, très forts intellectuellement et dont le drame était de n’avoir aucune haine, aucune émotion devant la douleur des autres qu’ils provoquaient. Nous en avons, ici, dans ce prétoire, une illustration. Dès 1956, je m’étais jeté avec passion dans la prise en charge d’êtres frappés par un destin tragique : des autres moi-même qui me faisaient oublier – en miroir- mes propres souffrances. Je voulais avoir autre chose à faire que penser à la Shoah et à mon identité de Juif. Je dois dire comme Rainer Maria Rilke : “le mythe de ces dragons qui, à la minute suprême, se transforment en princesses”. Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent que nous nous montrions braves et courageux. »
Dans la famille, une chape de silence règne sur les morts en déportation. Par exemple, mon père m’a souvent raconté les repas de la famille reconstituée du dimanche : Ilka et Abraham, mon grand-père Maurice et son épouse, ma grand-mère Paulette, mon père et mes oncles et tantes Luc, Luce, Yves et Antonin, Jackie, Éliane et Esther, les enfants rescapés. Claude vit à Noyon, Jamais un mot n’est prononcé sur les morts en déportation, les seuls souvenirs de guerre dont on parle sont ceux de la résistance.
À un point où il aura fallu que ma grand-mère, l’épouse de Maurice, reçoive dans les années 2000, la médaille de la résistance pour que même mon père et sa fratrie découvre ses faits d’armes. Malgré le procès, les vacances ensemble jamais elle n’a prononcé un mot sur son histoire pendant la guerre.
Paulette Matisson, naît à Escoussans en 1924, elle a 2 frères aînés, André et Paul. Ils vivent à Cadillac, rue d’OEuille près de la Garonne. Comme ils habitent au premier étage, à chaque inondation ils doivent aller à l’école en bateau, sortir grâce à des pontons de fortune en bois. Autour de 1940 son père, Roland, communiste est envoyé au camp de Mérignac. Une fois que Cadillac se retrouve en zone occupée leur maison est réquisitionnée pour héberger des Allemands qui occupent une partie de la maison.
La cohabitation se passe plutôt dans une ambiance cordiale. À ce moment là, Paulette est la seule à continuer après le certificat d’études tandis que ses frères reprennent l’entreprise de leur père. Elle est pensionnaire et ne rentre donc que tous les trois mois et pour les vacances. Après 2 ans passés au camp de Mérignac, son père est libéré en résidence surveillée. Mais aussitôt rentré, il s’enrôle dans la résistance avec le réseau anglais Buckmaster alors que ses fils font partie d’un groupe français. Bien qu’il soit en résidence surveillée son père ne dormait jamais chez eux. Dès qu’une voiture s’arrêtait c’était la panique. Un jour où Paulette est au lycée, des Anglais amènent une radio pour communiquer avec les avions qui vont livrer des armes. Paulette apprend l’anglais à l’école, on attend qu’elle rentre pour pouvoir communiquer et procéder aux livraisons.
En général, après 20 heures, heure du couvre-feu, ils écoutaient radio Londres en attente d’un message codé leur annonçant l’arrivée d’avions. Cela pouvait être dans la nuit où le lendemain. Il fallait se tenir prêt. Une fois les avions repérés tout le monde partait en vélo dans la forêt jusqu’à une clairière. Chacun se préparait, Paulette s’installait à la radio qu’elle allumait dès qu’elle entendait le bruit d’un avion. Elle traduisait en anglais au pilote la direction à suivre pour que les colis n’atterrissent pas dans les arbres. Paulette a 16 ans. Elle n’était pas vraiment inquiète, l’insouciance, l’euphorie du risque sans vraiment se rendre compte de sa réalité. Mais heureusement ils n’ont jamais été dénoncés, ni surpris. Mis à part un chef de résistance anglais venu chez eux un soir prévoir les prochaines actions qui malheureusement, fut fusillé le lendemain.
Durant un été, elle part avec son père à Castillon-la-bataille, à plus de 40 km à vélo. Sur son vélo, elle a un panier rempli d’armes, qu’elle cache avec sa robe. Arrivé à Castillon, personne ne se présente au rendez-vous, ils doivent faire demi tour en se méfiant des Allemands et des autres groupes de résistants. Elle se souvient du refus de son père de s’arrêter pour boire malgré la chaleur. Toutes ces « aventures » devaient rester secrètes. Elle ne pouvait en parler à personne à l’école, bien que le sujet principal des conversations soit la guerre. Tout cela était très exaltant pour elle, grâce à sa jeunesse et à son insouciance.
Elle ne se rappelle pas d’avoir assisté à des arrestations, elle n’avait aucune connaissance des lois, des convois, des camps, elle n’avait aucune conscience de la Shoah, un des souvenirs qui l’a choqué vient de la libération, quand à Cadillac, des amies à elle sont tondues en place publique puis sont obligées de défiler sous les huées et la rage.
Le malheur revêt tant de visages lors d’une guerre.
Fernand Matison, que tout le monde croyait mort en déportation sans descendance, s’est en fait marié et a eu au moins un fils, Lionel et une petite-fille, Valérie. Maurice, Lily, ses demi-frères et demi-soeurs l’ignoraient et Abraham, son père, n’en a jamais parlé. On ignore également les vrais prénoms de Fernand et d’Antoinette, qui pourtant, devaient avoir un prénom letton.
Lily Matisson choisit, en 1947, de faire sa vie en Israël, dans la région de Beer-Sheva, elle se marie avec Sam Halifax. Elle a cinq enfants et adopte deux enfants palestiniens.
Éliane Dommange ne supporte pas la présence de policiers, ni même s’approcher d’un commissariat. Il y a le fol espoir d’Éliane qui, quand on sonne chez elle, croit toujours que ce sont ses parents qui rentrent des camps. Son incapacité de manger des petits pois car c’est le dernier repas qu’elle a partagé avec ses parents lors de leur arrestation.
Aujourd’hui encore, mon père Jean-Marie et ma tante Luce, surtout, sont engagés dans des collectifs d’aide aux réfugiés, parce que, disent-ils, notre famille a traversé l’Europe à pied, il y a un siècle et que leur devoir est d’aider, à leur tour, les réfugiés.
On ne sait jamais qui sera le prochain réfugié.
C’est une histoire qui peut être racontée parce qu’il y a eu des survivants, contrairement à tant de familles de Bordeaux et d’ailleurs. Et, alors, même s’il y a des incohérences, des zones d’ombres, des absences, ce sont les vestiges de la guerre sur la mémoire de mon histoire familiale.
Un dommage intergénérationnel, immatériel et dantesque, voilà le sentiment qui perdure…
Alicia Matisson
Les petits cailloux
Par Alicia Matisson
Aujourd’hui, dans les collèges et lycées, dans lesquels mon père va témoigner tous les ans pour parler de la déportation, les enfants et les professeurs veulent re-humaniser les victimes et travaillent sur la reconstitution des familles. Cela m’est apparu comme une obligation de traduire en récit, des chiffres et des faits, ne serait-ce que d’imaginer comment mes grands-parents ont grandi avec la guerre. Recréer l’atmosphère de l’époque pour comprendre leur état d’esprit, les enjeux. Mettre en évidence les petits gestes, les héros la plupart anonymes, qui ont permis qu’aujourd’hui je me lance dans cet exercice de « romantisation » de mon histoire familiale.
C’est une histoire recomposée à partir de non-dits, de bribes de souvenirs d’enfants traumatisés, trop jeunes certains pour se rappeler la douceur d’une mère, mais tentant de donner un sens à leurs démons, fardeau de la mémoire du survivant.
C’est une histoire reconstituée à posteriori, par des recherches, des éléments administratifs… 50 ans après la guerre, lors du procès Papon, des mémoires, ont resurgit les souvenirs terribles de ces rescapés.
Adam Biro, dans son « dictionnaire amoureux de l’humour juif » décrit un phénomène qui s’applique à merveille à ma famille. Un aïeul Rabbin donne naissance à un enfant athée et laïque qui lui-même donne naissance à un franc-maçon. Phénomène, d’après lui assez fréquent chez les Ashkénazes.
Le dix-neuvième siècle
L’histoire familiale commence donc avec un Rabbin, Yankel Rawdin qui naît quelque part en Lettonie au moment de la Commune de Paris, elle se poursuit par un Juif athée et laïque, Abraham Matisson et se termine avec cinq francs-maçons, Maurice et Jean-Marie Matisson, Jackie et Henri Alisvaks et Esther Fogiel.
Contrairement à ce que disent les parties civiles lors de leur témoignage au procès : « avant 1942, nous étions une famille heureuse… », en miroir à l’horreur vécue pendant les années noires, je pense que notre famille n’était pas une famille heureuse. C’est une famille d’immigrants juifs lettons qui fuyait depuis des générations les pogroms polonais puis russes puis nazis.
Yankel rencontre Hanna Serman ou Burman, selon les mémoires des petit-enfant Esther ou enfant Jean-Philippe. Hanna est née comme moi un 23 juillet, en 1876 à Daugavpils en Lettonie. Daugavpils, c’est le nom actuel, mais au fil du temps et des divers occupants, elle s’est appelée Dunaburg sous les Allemands puis les Polonais, et à partir de 1893, Dwinsk sous les Russes. Sans quitter son domicile, Hanna a changé trois fois de nationalité et parlait les trois langues imposées par les occupants. Avec le Yiddish, on peut dire qu’elle parlait quatre langues sans avoir voyagé et pourtant, elle ne savait ni lire ni écrire.
Voilà pour mon arrière-grand-mère, Ilka. Parlons maintenant de mon arrière-grand-père, Abraham. Comment se retrouve la famille Matisson en Lettonie ? D’après mon grand-père Maurice, un vieil ancêtre, aurait été violoniste et serait parti dans l’armée napoléonienne faire la campagne de Russie. Il serait resté en Lettonie. Plus vraisemblablement, la famille Matisson, une branche issue des Mattityahu est implantée en Lettonie depuis la nuit des temps.
Concernant l’orthographe de nos noms de famille, c’est au moment du passage de l’alphabet letton à l’alphabet latin que des divergences apparaissent : en letton, par exemple, Matison serait la meilleure traduction et il se conjugue au féminin et au pluriel. Aussi, on trouve des Matison, Matisia, Matisson, Mattison ou Matisons, des Mathison ou des Matishon et pour notre famille Matisson et Matison. On trouve aussi Rawdin ou Ravdine – par exemple, Ilka Rawdin épouse Matisson déclare sur l’acte de naissance de Maurice Matisson s’appeler Ravdine et sa soeur Louba épouse Fogiel sur l’extrait de naissance d’Esther Fogiel elle déclare s’appeler aussi Ravdine – Hirsch Miasnick épouse Ilka Rawdin pour donner naissance à Jean Miasnik, le c disparait à partir de cette génération. C’est pour cette raison que Abraham écrit son nom Matisson et que sa première épouse et son fils écrivent le leur Matison.
Abraham Matisson, tout comme Hirsch Miasnick, naît à Riga en 1890. Abraham est un bon joueur d’échecs et un de ses cousins, Herman a été champion du monde amateur en battant le champion français Alexandre Alekhine. Le fait est avéré, mais s’agissait-il vraiment de notre famille ? Interrogé, un autre champion du monde, originaire de Riga, Mikhail Thal, a déclaré en riant : « à Riga, les Matisson, c’est comme les Dupont chez vous, il y en a des milliers… ». D’ailleurs, il existe même une rue Matisia à Riga.
Vraisemblablement Abraham et Hirsch sont amis. Ils épousent respectivement Ida Leibovich et Ilka Rawdin. Le premier couple a deux enfants : Rosa et Fernand ; le second a une fille : Antoinette. Abraham racontait à ses petits-enfants, Jean-Marie mon père et Luce ma tante qu’il était révolutionnaire du BUND et qu’un jour dans une taverne, un officier tzariste lui demande de porter un toast au Tzar. Mon arrière-grand-père refuse et, dans l’altercation qui suit, il enfonce sa pinte dans la figure de l’officier. Il est alors obligé de fuir Riga avec sa famille.
Avant la première guerre mondiale
Hirsch émigre également en 1912 soit pour cette anecdote, soit pour fuir les pogroms. Ils s’installent en France, pays des Droits de l’Homme et de la Liberté aux yeux d’Abraham, avant la guerre de 1914-1918. Ilka donne naissance à Jean Miasnik puis quitte Hirsh Miasnick pour Abraham Matisson qui de son côté se sépare de Ida Leibovich. Ils s’épousent puis Abraham, pourtant révolutionnaire du BUND, part avec le groupe de Russes -drapeau en tête- qui traverse Paris pour s’engager dans l’armée française.
Il s’enrôle dans les zouaves pour remercier la France et part se battre en Grèce. Le 20 août 1916, il participe à la bataille de Salonique dans la vallée de Struma. Il gardait religieusement son portrait grandeur nature, vêtu en zouave. À la fin de la première guerre mondiale, Abraham est démobilisé, avec le grade de caporal, la croix de guerre et plusieurs citations à l’ordre de la Brigade, du Régiment et de l’Armée. Lorsqu’il est démobilisé en 1918, il rejoint Bordeaux avec, pour seule fortune, son pécule de démobilisation. Il en revient aussi gazé et paludéen. Abraham, Hirsh Alisvaks et Roger Brittmann feront mention de leurs faits d’armes en tant qu’anciens combattants lors de leur recensement. Fiers de s’être battus pour la France, ils ignorent alors que ce recensement ne leur apportera aucune reconnaissance mais qu’il engage le processus d’extermination.
Avant la deuxième guerre mondiale
Pour la plupart, ils vivent à Bordeaux…
Abraham et Ilka choisiront de s’installer avec Antoinette dans le vieux quartier de Mériadeck. C’était un quartier de souteneurs, de maisons closes et pour les jeunes enfants pas très fréquentables. Mais, pour des gens pauvres, les loyers étaient peu chers. J’ignore où sont nés Norbert et Lily mais c’est là que Maurice est né au 26, rue Lecocq, en 1926.
En 1925, la mère de Ilka rejoint la France avec ses soeurs : Louba, Jèse et Euta. En 1928 Icek Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.
Mon grand-père Maurice et Michel Slitinsky jouaient ensemble aux billes dans la rue de la Chartreuse. Les parents d’Esther sont commerçants forains, Abraham et Ilka tiennent une teinturerie. Chez les Matisson, à la maison, il est interdit de parler le letton ou le Yiddish. C’est seulement quand Mémé et Pépé, Ilka et Abraham, se crêpent le chignon qu’on entend parler une langue aux sonorités inconnues… Letton ou Yiddish !? Ilka ne savait ni lire ni écrire, mais elle savait compter et parlait 8 langues. Lors de l’installation de nouveaux arrivants à Mériadeck, c’est elle qu’on appelait pour assurer la traduction. Ils se font naturaliser, Abraham devient Albert et Ilka, Jacqueline, sans qu’on sache la raison de ce changement : effort d’intégration, humiliation d’un fonctionnaire ou directive préfectorale.
La vie va son cours à Bordeaux, l’intégration s’opère, les enfants vont à l’école, la cadette, Luba épouse Icek Fogiel en 1933, Esther naît le 4 août 1934 et Bernard en juillet 1936. Ils vivent avec Hanna toujours très pieuse. Jèse épouse Roger Brittmann, et donnent naissance à deux filles, Rachel et Jeannine. Euta épouse Abraham Husetowski, ils auront deux enfants, Dora et Jean-Philippe. Antoinette, la demi-soeur de mon grand-père épouse Hirsh Alisvaks, de leur union naîtront Claude, Éliane et Jackie.
En 1939, Icek s’engage avec les 103 000 soldats polonais qui se battent aux côtés de l’armée française, suite à l’invasion de la Pologne par les nazis et l’exil du gouvernement polonais.
La France entre en guerre contre l’Allemagne le 3 septembre 1939 et capitule en 1940. Le 27 septembre 1940 l’Allemagne nazie promulgue la première ordonnance prescrivant l’obligation aux entreprises juives d’être désignées par une affiche rédigée en français et en allemand et le recensement des Juifs en zone occupée… Recensement auquel se plie ma famille ainsi que les Brittman et les Alisvaks. A ce moment là je pense que personne ou très peu de personnes ne se rendent compte de ce qui va suivre. A partir du 3 octobre 1940 les Juifs se voient interdits d’exercer un grand nombre de professions, Icek doit arrêter son commerce en 1940 et sera docker jusqu’en juillet 1942.
La plupart se retrouve donc dans l’incapacité de gagner leur vie et de faire vivre leur famille, mais ils restent. Comme pour une majorité de personnes, Allemands compris, il est inconcevable de se projeter dans le scénario d’une solution finale. Peut-être est-ce un état de sidération dû à la vitesse à laquelle se dégradent leurs libertés au pays des droits de l’homme ?
Comment imaginer une détérioration du quotidien aussi brutale ? L’escalade continue, le 4 octobre 1940 les Juifs se voient assignés à résidence forcée. Le 22 juillet 1941, commence la spoliation de leurs biens. Les enfants, du moins les garçons continuent d’aller à l’école, malgré les restrictions, couvre-feu de 20 h 00 à 06 h 00, interdiction de fréquenter tous les lieux publics… À partir du 7 juin 1942, le port de l’étoile jaune devient obligatoire, des plages horaires d’achat concordant avec les heures de fermeture des commerces leur sont allouées. Et j’en passe sur les ajustements de la stigmatisation d’une communauté.
L’antisémitisme ambiant est à son paroxysme ! On peut lire sur la vitre d’un coiffeur place Gambetta à Bordeaux : « Interdit aux chiens et aux Juifs ». À Paris, sur le magasin des Matisson, on met cette infâme affiche « Judisches Geschèft » et les voisins disent à Abraham : « tu vas mettre tes décorations à côté ». Comment vit-on ? De quoi vit-on ? À quoi se raccroche-t-on quand tout s’organise pour vous faire partir, vous traquer sans pour autant réaliser que la finalité de cet acharnement est simplement l’élimination.
Le 15 juillet 1942, Antoinette et Henri Alisvaks sont raflés à Bordeaux, déportés à Auschwitz. Lors de la première rafle à Bordeaux, les enfants n’étaient pas déportés. Les accords Oberg-Bousquet qui livrent les enfants aux allemands viennent d’être signés mais les décrets d’application n’entreront en vigueur qu’en août 1942. À cette date, les Allemands ne demandent pas la déportation des enfants. Papon arrête les familles, les enferme au fort du Hâ, et retire les enfants pour les placer en famille d’accueil. Seuls, Jackie, Éliane et Claude seront sauvés. Les autres enfants, hélas, seront déportés le mois suivant, Papon va simplement les chercher dans les familles d’accueil, alors que rien ne l’y obligeait. Ainsi, 72 enfants périront à cause du zèle du secrétaire général. Initiative personnelle, non exigée par les Allemands et qui d’après mon père est constitutive du crime contre l’humanité.
C’est Monsieur Trincal, commissaire et ami d’Abraham, qui reconnut les trois enfants, Jackie, 4 ans, Éliane, 8 ans et Claude, 10 ans, les sortit avec discrétion du Fort du Hâ et les envoya à Paris chez leurs grands-parents. Au même moment, à Paris, Monsieur Lallemand, le commissaire du quartier de Belleville, prévient Abraham dans sa teinturerie, de l’imminence de la rafle du Veld’Hiv. Monsieur Lallemand était résistant et fut fusillé par les Allemands. Abraham part se cacher dans le salon de coiffure en face de sa teinturerie. Ilka et Lily restent dans l’appartement pensant que seuls les hommes sont arrêtés. Je vois, là encore, ce refus, cette résistance à accepter la réalité de ce qui est en train de se passer. La police vient s’annoncer leur demandant de préparer leur valise, elles aussi. La panique précipite la séparation des enfants de leurs parents. Mon grand-père et sa soeur partent se cacher chez des amis pendant que leurs parents se dirigent en zone libre. Lily et Maurice restent quelques jours cachés attendant le départ pour la zone libre, ils ont respectivement 18 et 16 ans. Au bout de quelques jours, Monsieur Trincal leur amène leurs neveux. Maurice ne comprend pas pourquoi sa soeur les a envoyés ici. M. Trincal explique qu’Antoinette et Henri ont été déportés. Lily et Maurice en prise à un torrent de frustration, de désespoir, de chagrin, d’impuissance font face. Ils décident de regagner la zone libre avec leurs neveux.
Ils avaient reçu de leurs parents une certaine somme d’argent. À cette époque, il n’y a pas de communication possible, pas de téléphone portable, il faut se fier aux dernières nouvelles. Ce groupe de 5 enfants-adolescents, décide de partir rejoindre Abraham et Ilka dans ce climat hostile livrés à eux-mêmes, marchant toujours avec une ombre menaçante pour eux et pour quiconque voudrait les aider.
Esther, quant à elle et pour son grand malheur, est déjà placée chez des gens sans scrupule. Hanna, très pieuse, femme de Rabbin dit à Lily et Maurice : « Vous savez bien mes petits, je ne peux pas partir, je ne peux pas emmener mon double service de vaisselle, on ne me fera pas manger du chevreau dans le lait de sa mère. » Malgré leur insistance obstinée, Hanna a refusé de les suivre. Elle a été déportée avec Bernard dans le convoi du 26 octobre 1942.
Un ami de la famille, monsieur Dereix leur remet une lettre adressée aux personnes qui devraient les accueillir à Orthez. Les enfants continuent leur périple en train en direction de Dax. Ils se retrouvent assis face à un scout qui les regarde à la sauvette et leur dit de but en blanc : « Si vous avez des papiers avec un tampon Juif, jetez-les par la fenêtre, et si vous allez à Orthez, descendez à la gare avant, à Puyoo et allez à Orthez à pied, à vingt kilomètres de là ». Le trajet se passe sans encombre. Arrivés à Puyoo ils descendent et partent à pied pour rejoindre Orthez et terminer ce périple. Ils rencontrent une dame qui spontanément leur propose de les accompagner. Ils ignorent comment réagir, comment réagira-t-elle face à des Allemands. C’est certainement un soulagement entaché d’une inquiétude que sa gentillesse devienne la cause de son malheur. Du départ ils vont bon pas, mais vingt kilomètres c’est une sacrée randonnée, sans compter qu’ils doivent se cacher des voitures, éviter les villages, se méfier du moindre bruit. Le retour auprès de leurs parents devient une épreuve de force, notamment pour Jackie qui n’a que 5 ans.
Maurice porte les plus jeunes à tour de rôle, l’épuisement les gagne. En marchant, la dame leur demande de chanter et Maurice ne trouve rien de mieux que d’entamer la marseillaise, chant que la dame fera interrompre rapidement. La police fait un premier contrôle, la dame les rassure du regard, Maurice et Lily sont juste figés. Leur vie tient à tellement peu. La police continue son chemin. Puis un deuxième, une sensation d’étau qui se resserre, mais il n’y a rien à faire. Garder son calme. Ne pas céder à la panique. Les policiers leur demandent leurs papiers, ils n’ont gardé que leur acte de naissance. Obtempérer. Ils auscultent les documents. Tout ralentit, un instant d’éternité. C’est bon pour cette fois, le temps d’une respiration et un policier resurgit pointant Lily du doigt : « Vous Juive. Votre père : Abraham ». Il n’y a plus qu’effroi et terreur dans les yeux de Lily, Maurice est totalement démuni, impuissant. C’est alors que la dame intervient en expliquant qu’ils sont protestants et non pas Juifs, que chez les Protestants les noms bibliques sont très courants. Le policier réfléchit puis consent à la croire. Ils arrivent à Orthez à la nuit tombée, au 10 de la rue Moncade. Clairement ils n’en peuvent plus, ils frappent à la porte, ils sont accueillis comme des rois. On leur sert un repas gargantuesque en comparaison du rationnement habituel ; ils ont dormi sereinement comme ils ne l’avaient pas fait depuis des mois. Le lendemain, à midi, les petits Alisvaks passent la ligne de démarcation avec les enfants de l’école d’Orthez (qui recevait les enfants des deux zones). Lily et Maurice sont conduits vers la zone dite libre, en fin d’après-midi, par Joseph Labeyrie, un borgne qui leur dit : « ne vous inquiétez pas, je n’ai qu’un oeil, mais c’est le bon ». Il refuse de leur donner le moindre détail sur le passage de la frontière. La seule chose qu’ils doivent faire est de lui obéir aveuglément, sans crainte. Leurs neveux les attendent, il n’y a pas vraiment d’alternative.
En partant ils remercient et remettent la lettre à une dame qui leur précise qu’elle n’était pas la destinataire de la lettre, qu’elle habitait au 14, mais que s’ils étaient allés au 12, cela aurait été pareil. « C’étaient des gens simples, sans ronds de jambe, sans envolées littéraires, ils savaient, eux, où était leur devoir » – extrait du témoignage de mon grand-père Maurice.
Ils suivent donc Joseph, le « borgne », à pied. Ils traversent le village jusqu’à une auberge grouillante de monde située à côté de la barrière style chemin de fer. Un petit portillon à franchir pour avancer vers le poste « français » à 300 mètres. Ils entrent dans la partie café de l’auberge. Le passeur demande à Maurice de commander 3 boissons et de donner un billet de 5 francs à la serveuse. Soudain on entend un air allemand repris en choeur depuis une pièce attenante. Leur pire cauchemar, se retrouver à proximité de gardes allemands, dans un espace fermé, et ils sont nombreux. Maurice et Lily sont livides, mais le passeur les rassure en indiquant qu’ils sont occupés à banqueter. Un moment après, une sentinelle en arme apparaît sur le seuil. La serveuse s’approche de lui, l’attire vers elle, et d’un signe discret les invite à sortir dans le dos du soldat. Monsieur Labeyrie les accompagne jusqu’à la porte. Un Allemand se trouve devant le portillon, sans armes, Lily a un geste de recul, le passeur les décide en grognant : « allez-y Bon Dieu ! » Le soldat cède galamment le passage à Lily. Malgré les conseils de Joseph Labeyrie de ne pas courir, il leur est impossible de ralentir leurs pas, ni leur souffle de se précipiter ni leur cœur de s’emballer sur ces 300 mètres qui les séparent de la zone libre. Impossible de s’imaginer le bonheur de voir une casemate avec un soldat et les trois couleurs de la France. Un peu plus loin, un paysan du coin les attend, les ramène dans une petite carriole dans sa ferme où ils retrouvent Claude, Eliane et Jackie.
Après avoir passé la nuit chez ce brave homme, il les amène à une gare située à une vingtaine de kilomètres. Pour passer sur le quai de la gare, ils doivent donner leurs billets au contrôleur flanqué d’un garde mobile. Maurice dit à Lily qu’ils ne peuvent rester bloqués là. Il tente le tout pour le tout. Il part seul le voir et droit dans les yeux lui dit d’où ils viennent et où ils vont. À sa grande surprise le contrôleur lui rétorque : « Je ne suis pas censé le savoir, passez ! ». Jusqu’au bout, une chaîne de braves gens les aura conduits à bon port.
Ce monsieur Labeyrie recontactera mon grand-père pendant le procès et son courage sera récompensé par la médaille des Justes. Heureusement certaines personnes avaient le courage d’aider à leur niveau, de résister à leur échelle à l’horreur qui sévissait. Ces quelques actes ont tout de même sauvé des vies rien de moins.
Revenons à Mériadeck. On a souvent dit que Michel Slitinsky et Maurice Matisson étaient des copains d’école qui jouaient aux billes sur les pavés de Mériadeck. Certes, mais les liens qui unissent inexorablement nos deux familles sont bien plus forts et en particulier, ceux noués dans un fourgon de police…
Cette nuit du 19 au 20 octobre, sur ordre de la préfecture régionale un fourgon de la police française, arrête les Juifs de la rue de la Chartreuse, au 3 pour la famille Slitinsky et au 11 pour la famille Fogiel. Se retrouvent dans le fourgon, Bernard Fogiel, Hanna Rawdin, Abraham Slitinsky, le père de Michel et Alice Slitinsky, sa soeur. Pendant ce temps, Michel se cache et s’enfuit par les toits. Alice sera sauvée du camp de Mérignac. Bernard, Hanna et Abraham seront exterminés à Auschwitz.
Ilka et Abraham Matisson sont arrêtés, en passant la ligne de démarcation. Heureusement, l’inspecteur qui les interroge porte les mêmes décorations qu’Abraham au revers de son veston. Et au lieu de les envoyer aux Allemands, il les place en résidence surveillée à La Bourboule.
Le 20 août 1942, la famille Matisson et les enfants Alisvaks, se trouvent réunis à Agen, mais la zone sud est occupée par les Allemands. La famille se replie alors à Valence d’Agen où Abraham et Ilka recommencent à travailler difficilement pour faire vivre toute cette famille, agrandie des enfants d’Antoinette.
Après un bref séjour au lycée de Moissac, Maurice est renvoyé pour refus de chanter, encore, « Maréchal, nous voilà ». Le directeur du cours complémentaire de Valence d’Agen, monsieur Bonnemore, accepte d’y inscrire Cécile et Maurice qui préparent le concours d’entrée à l’École normale.
Grâce à monsieur Debande, professeur de maths, patriote, qui commence toujours ses cours par la formule : « n’oubliez pas que la France est occupée et qu’il faut la libérer ! », Abraham et Maurice entrent dans l’Armée secrète en 1943, ils rejoignent le maquis de Sistels dans les environs du bourg de Dunes. Le 23 juin 1944, douze patriotes dénoncés sont pendus au balcon de la mairie de Dunes par quatre cents S.S. Le 10 juillet 1944, Maurice, Abraham, monsieur Debande et huit camarades du maquis, dénoncés, sont arrêtés par la Milice et les S.S. Assis sur la corde qui doit les pendre, ils seront libérés à la dernière minute grâce à l’action d’un commando du maquis, en échange d’un officier allemand.
La grande absente de ce récit est Esther qui a vécu un drame absolu. Dans une bulle cauchemardesque sans conscience de la guerre, c’est pourquoi je ne l’ai pas évoquée avant. J’ai une certaine pudeur à l’approche de son histoire dont la gravité n’a pas grand chose à voir avec la guerre, mais elle lui a infligée de terribles épreuves, l’a laissée sans famille… Les dimanches où elle venait nous voir, je me rappelle, une femme, une feuille d’automne, une voix douce et percutante de fragilité, je lui laisse la parole :
« Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile…
Mes parents projettent de passer en zone libre. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. (Je dois passer la première, la semaine suivante mon petit frère et enfin mes parents avec ma grand-mère). Ce jour-là, à Bègles, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde, avec un sourire triste, elle n’en finit pas de se décider à partir, petite fille, cela me surprend. Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen (Tarn-et-Garonne). Je suis accueillie par une ancienne nourrice, qui vit là avec son mari, un forgeron retraité et son amant, un facteur retraité. Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable » avec interdiction de me confondre avec les autres élèves. Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée, au-dessus de mon lit. Une dent cassée. Un ver de terre, une araignée, divers insectes dissimulés au fond du bol du petit déjeuner, etc.
Pour se débarrasser de son vieil homme de mari, 70 ans, la femme me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolarité… l’entretien de leur maison.
Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent.
J’ignore quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.
Je me suis crue abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite ».
À la fin de la guerre, Esther Fogiel passe dans son ancien quartier, on lui dit que Hanna avait été torturée pour avouer où son père avait caché d’hypothétiques louis d’or… Effectivement, le sol de la cave a été creusé, la terre rabattue sur les côtés, l’appartement avait été fouillé, laissant Hanna et Bernard dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation, en octobre 1942.
Après guerre
C’est une histoire qu’on se doit de raconter, d’écouter et de lire, même si ce n’est que pour honorer un devoir de mémoire, une nécessité de savoir ce que l’on peut redouter dans une époque où les extrêmes reviennent au pouvoir.
Pour exprimer la difficulté de se reconstruire, je vous propose quelques extraits des témoignages dans ou hors procès.
Jackie Alisvaks : « Je n’ai pas le souvenir de la douceur de la peau d’une mère, de cette tendresse… quand un enfant met son oreille sur le corps de sa mère. Toute ma vie, j’ai eu l’impression d’avoir été abandonné. Je suis comme une vieille valise qu’on a laissée sur un quai de gare » ; simplement, la vieille valise avait 5 ans, seul au monde, orphelin de deux parents exterminés à Auschwitz.
Esther Fogiel : « A 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide. Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… De rejoindre mes parents… Leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là… Cet événement a provoqué un état de sidération tel, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui… Il n’a laissé que désastres et cendres… »
Jean Matisson, le fils aîné de Norbert, partie civile, né pendant la guerre, enfant caché, raconte qu’il ne peut pas prendre de douche parce que cela lui rappelle les chambres à gaz.
Maurice Matisson raconte : « J’ai laissé en jachère une plaie ouverte. Et il m’a fallu douze ans de psychanalyse pour prendre mes distances avec mes souffrances, sans en venir à bout ; mais elle m’a permis de tenir. Ma fuite en avant, c’était aussi de m’occuper de délinquants qui souffraient, de psychopathes, puis de surdoués, ces êtres polis, cultivés, très forts intellectuellement et dont le drame était de n’avoir aucune haine, aucune émotion devant la douleur des autres qu’ils provoquaient. Nous en avons, ici, dans ce prétoire, une illustration. Dès 1956, je m’étais jeté avec passion dans la prise en charge d’êtres frappés par un destin tragique : des autres moi-même qui me faisaient oublier – en miroir- mes propres souffrances. Je voulais avoir autre chose à faire que penser à la Shoah et à mon identité de Juif. Je dois dire comme Rainer Maria Rilke : “le mythe de ces dragons qui, à la minute suprême, se transforment en princesses”. Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent que nous nous montrions braves et courageux. »
Dans la famille, une chape de silence règne sur les morts en déportation. Par exemple, mon père m’a souvent raconté les repas de la famille reconstituée du dimanche : Ilka et Abraham, mon grand-père Maurice et son épouse, ma grand-mère Paulette, mon père et mes oncles et tantes Luc, Luce, Yves et Antonin, Jackie, Éliane et Esther, les enfants rescapés. Claude vit à Noyon, Jamais un mot n’est prononcé sur les morts en déportation, les seuls souvenirs de guerre dont on parle sont ceux de la résistance.
À un point où il aura fallu que ma grand-mère, l’épouse de Maurice, reçoive dans les années 2000, la médaille de la résistance pour que même mon père et sa fratrie découvre ses faits d’armes. Malgré le procès, les vacances ensemble jamais elle n’a prononcé un mot sur son histoire pendant la guerre.
Paulette Matisson, naît à Escoussans en 1924, elle a 2 frères aînés, André et Paul. Ils vivent à Cadillac, rue d’OEuille près de la Garonne. Comme ils habitent au premier étage, à chaque inondation ils doivent aller à l’école en bateau, sortir grâce à des pontons de fortune en bois. Autour de 1940 son père, Roland, communiste est envoyé au camp de Mérignac. Une fois que Cadillac se retrouve en zone occupée leur maison est réquisitionnée pour héberger des Allemands qui occupent une partie de la maison.
La cohabitation se passe plutôt dans une ambiance cordiale. À ce moment là, Paulette est la seule à continuer après le certificat d’études tandis que ses frères reprennent l’entreprise de leur père. Elle est pensionnaire et ne rentre donc que tous les trois mois et pour les vacances. Après 2 ans passés au camp de Mérignac, son père est libéré en résidence surveillée. Mais aussitôt rentré, il s’enrôle dans la résistance avec le réseau anglais Buckmaster alors que ses fils font partie d’un groupe français. Bien qu’il soit en résidence surveillée son père ne dormait jamais chez eux. Dès qu’une voiture s’arrêtait c’était la panique. Un jour où Paulette est au lycée, des Anglais amènent une radio pour communiquer avec les avions qui vont livrer des armes. Paulette apprend l’anglais à l’école, on attend qu’elle rentre pour pouvoir communiquer et procéder aux livraisons.
En général, après 20 heures, heure du couvre-feu, ils écoutaient radio Londres en attente d’un message codé leur annonçant l’arrivée d’avions. Cela pouvait être dans la nuit où le lendemain. Il fallait se tenir prêt. Une fois les avions repérés tout le monde partait en vélo dans la forêt jusqu’à une clairière. Chacun se préparait, Paulette s’installait à la radio qu’elle allumait dès qu’elle entendait le bruit d’un avion. Elle traduisait en anglais au pilote la direction à suivre pour que les colis n’atterrissent pas dans les arbres. Paulette a 16 ans. Elle n’était pas vraiment inquiète, l’insouciance, l’euphorie du risque sans vraiment se rendre compte de sa réalité. Mais heureusement ils n’ont jamais été dénoncés, ni surpris. Mis à part un chef de résistance anglais venu chez eux un soir prévoir les prochaines actions qui malheureusement, fut fusillé le lendemain.
Durant un été, elle part avec son père à Castillon-la-bataille, à plus de 40 km à vélo. Sur son vélo, elle a un panier rempli d’armes, qu’elle cache avec sa robe. Arrivé à Castillon, personne ne se présente au rendez-vous, ils doivent faire demi tour en se méfiant des Allemands et des autres groupes de résistants. Elle se souvient du refus de son père de s’arrêter pour boire malgré la chaleur. Toutes ces « aventures » devaient rester secrètes. Elle ne pouvait en parler à personne à l’école, bien que le sujet principal des conversations soit la guerre. Tout cela était très exaltant pour elle, grâce à sa jeunesse et à son insouciance.
Elle ne se rappelle pas d’avoir assisté à des arrestations, elle n’avait aucune connaissance des lois, des convois, des camps, elle n’avait aucune conscience de la Shoah, un des souvenirs qui l’a choqué vient de la libération, quand à Cadillac, des amies à elle sont tondues en place publique puis sont obligées de défiler sous les huées et la rage.
Le malheur revêt tant de visages lors d’une guerre.
Fernand Matison, que tout le monde croyait mort en déportation sans descendance, s’est en fait marié et a eu au moins un fils, Lionel et une petite-fille, Valérie. Maurice, Lily, ses demi-frères et demi-soeurs l’ignoraient et Abraham, son père, n’en a jamais parlé. On ignore également les vrais prénoms de Fernand et d’Antoinette, qui pourtant, devaient avoir un prénom letton.
Lily Matisson choisit, en 1947, de faire sa vie en Israël, dans la région de Beer-Sheva, elle se marie avec Sam Halifax. Elle a cinq enfants et adopte deux enfants palestiniens.
Éliane Dommange ne supporte pas la présence de policiers, ni même s’approcher d’un commissariat. Il y a le fol espoir d’Éliane qui, quand on sonne chez elle, croit toujours que ce sont ses parents qui rentrent des camps. Son incapacité de manger des petits pois car c’est le dernier repas qu’elle a partagé avec ses parents lors de leur arrestation.
Aujourd’hui encore, mon père Jean-Marie et ma tante Luce, surtout, sont engagés dans des collectifs d’aide aux réfugiés, parce que, disent-ils, notre famille a traversé l’Europe à pied, il y a un siècle et que leur devoir est d’aider, à leur tour, les réfugiés.
On ne sait jamais qui sera le prochain réfugié.
C’est une histoire qui peut être racontée parce qu’il y a eu des survivants, contrairement à tant de familles de Bordeaux et d’ailleurs. Et, alors, même s’il y a des incohérences, des zones d’ombres, des absences, ce sont les vestiges de la guerre sur la mémoire de mon histoire familiale.
Un dommage intergénérationnel, immatériel et dantesque, voilà le sentiment qui perdure…
Alicia Matisson
Les petits cailloux
Par Alicia Matisson
Aujourd’hui, dans les collèges et lycées, dans lesquels mon père va témoigner tous les ans pour parler de la déportation, les enfants et les professeurs veulent re-humaniser les victimes et travaillent sur la reconstitution des familles. Cela m’est apparu comme une obligation de traduire en récit, des chiffres et des faits, ne serait-ce que d’imaginer comment mes grands-parents ont grandi avec la guerre. Recréer l’atmosphère de l’époque pour comprendre leur état d’esprit, les enjeux. Mettre en évidence les petits gestes, les héros la plupart anonymes, qui ont permis qu’aujourd’hui je me lance dans cet exercice de « romantisation » de mon histoire familiale.
C’est une histoire recomposée à partir de non-dits, de bribes de souvenirs d’enfants traumatisés, trop jeunes certains pour se rappeler la douceur d’une mère, mais tentant de donner un sens à leurs démons, fardeau de la mémoire du survivant.
C’est une histoire reconstituée à posteriori, par des recherches, des éléments administratifs… 50 ans après la guerre, lors du procès Papon, des mémoires, ont resurgit les souvenirs terribles de ces rescapés.
Adam Biro, dans son « dictionnaire amoureux de l’humour juif » décrit un phénomène qui s’applique à merveille à ma famille. Un aïeul Rabbin donne naissance à un enfant athée et laïque qui lui-même donne naissance à un franc-maçon. Phénomène, d’après lui assez fréquent chez les Ashkénazes.
Le dix-neuvième siècle
L’histoire familiale commence donc avec un Rabbin, Yankel Rawdin qui naît quelque part en Lettonie au moment de la Commune de Paris, elle se poursuit par un Juif athée et laïque, Abraham Matisson et se termine avec cinq francs-maçons, Maurice et Jean-Marie Matisson, Jackie et Henri Alisvaks et Esther Fogiel.
Contrairement à ce que disent les parties civiles lors de leur témoignage au procès : « avant 1942, nous étions une famille heureuse… », en miroir à l’horreur vécue pendant les années noires, je pense que notre famille n’était pas une famille heureuse. C’est une famille d’immigrants juifs lettons qui fuyait depuis des générations les pogroms polonais puis russes puis nazis.
Yankel rencontre Hanna Serman ou Burman, selon les mémoires des petit-enfant Esther ou enfant Jean-Philippe. Hanna est née comme moi un 23 juillet, en 1876 à Daugavpils en Lettonie. Daugavpils, c’est le nom actuel, mais au fil du temps et des divers occupants, elle s’est appelée Dunaburg sous les Allemands puis les Polonais, et à partir de 1893, Dwinsk sous les Russes. Sans quitter son domicile, Hanna a changé trois fois de nationalité et parlait les trois langues imposées par les occupants. Avec le Yiddish, on peut dire qu’elle parlait quatre langues sans avoir voyagé et pourtant, elle ne savait ni lire ni écrire.
À 16 ans Hanna a sa première fille, Ilka, Jacqueline, née en 1892 puis Luba, Rachel, Ida, née en 1907, Jèse, Hélène, née en 1910 et enfin Euta, Jeanette, née en 1911.
Voilà pour mon arrière-grand-mère, Ilka. Parlons maintenant de mon arrière-grand-père, Abraham. Comment se retrouve la famille Matisson en Lettonie ? D’après mon grand-père Maurice, un vieil ancêtre, aurait été violoniste et serait parti dans l’armée napoléonienne faire la campagne de Russie. Il serait resté en Lettonie. Plus vraisemblablement, la famille Matisson, une branche issue des Mattityahu est implantée en Lettonie depuis la nuit des temps.
Concernant l’orthographe de nos noms de famille, c’est au moment du passage de l’alphabet letton à l’alphabet latin que des divergences apparaissent : en letton, par exemple, Matison serait la meilleure traduction et il se conjugue au féminin et au pluriel. Aussi, on trouve des Matison, Matisia, Matisson, Mattison ou Matisons, des Mathison ou des Matishon et pour notre famille Matisson et Matison. On trouve aussi Rawdin ou Ravdine – par exemple, Ilka Rawdin épouse Matisson déclare sur l’acte de naissance de Maurice Matisson s’appeler Ravdine et sa soeur Louba épouse Fogiel sur l’extrait de naissance d’Esther Fogiel elle déclare s’appeler aussi Ravdine – Hirsch Miasnick épouse Ilka Rawdin pour donner naissance à Jean Miasnik, le c disparait à partir de cette génération. C’est pour cette raison que Abraham écrit son nom Matisson et que sa première épouse et son fils écrivent le leur Matison.
Abraham Matisson, tout comme Hirsch Miasnick, naît à Riga en 1890. Abraham est un bon joueur d’échecs et un de ses cousins, Herman a été champion du monde amateur en battant le champion français Alexandre Alekhine. Le fait est avéré, mais s’agissait-il vraiment de notre famille ? Interrogé, un autre champion du monde, originaire de Riga, Mikhail Thal, a déclaré en riant : « à Riga, les Matisson, c’est comme les Dupont chez vous, il y en a des milliers… ». D’ailleurs, il existe même une rue Matisia à Riga.
Vraisemblablement Abraham et Hirsch sont amis. Ils épousent respectivement Ida Leibovich et Ilka Rawdin. Le premier couple a deux enfants : Rosa et Fernand ; le second a une fille : Antoinette. Abraham racontait à ses petits-enfants, Jean-Marie mon père et Luce ma tante qu’il était révolutionnaire du BUND et qu’un jour dans une taverne, un officier tzariste lui demande de porter un toast au Tzar. Mon arrière-grand-père refuse et, dans l’altercation qui suit, il enfonce sa pinte dans la figure de l’officier. Il est alors obligé de fuir Riga avec sa famille.
Avant la première guerre mondiale
Hirsch émigre également en 1912 soit pour cette anecdote, soit pour fuir les pogroms. Ils s’installent en France, pays des Droits de l’Homme et de la Liberté aux yeux d’Abraham, avant la guerre de 1914-1918. Ilka donne naissance à Jean Miasnik puis quitte Hirsh Miasnick pour Abraham Matisson qui de son côté se sépare de Ida Leibovich. Ils s’épousent puis Abraham, pourtant révolutionnaire du BUND, part avec le groupe de Russes -drapeau en tête- qui traverse Paris pour s’engager dans l’armée française. Il s’enrôle dans les zouaves pour remercier la France et part se battre en Grèce. Le 20 août 1916, il participe à la bataille de Salonique dans la vallée de Struma. Il gardait religieusement son portrait grandeur nature, vêtu en zouave. À la fin de la première guerre mondiale, Abraham est démobilisé, avec le grade de caporal, la croix de guerre et plusieurs citations à l’ordre de la Brigade, du Régiment et de l’Armée. Lorsqu’il est démobilisé en 1918, il rejoint Bordeaux avec, pour seule fortune, son pécule de démobilisation. Il en revient aussi gazé et paludéen. Abraham, Hirsh Alisvaks et Roger Brittmann feront mention de leurs faits d’armes en tant qu’anciens combattants lors de leur recensement. Fiers de s’être battus pour la France, ils ignorent alors que ce recensement ne leur apportera aucune reconnaissance mais qu’il engage le processus d’extermination.
Avant la deuxième guerre mondiale
Pour la plupart, ils vivent à Bordeaux…
Abraham et Ilka choisiront de s’installer avec Antoinette dans le vieux quartier de Mériadeck. C’était un quartier de souteneurs, de maisons closes et pour les jeunes enfants pas très fréquentables. Mais, pour des gens pauvres, les loyers étaient peu chers. J’ignore où sont nés Norbert et Lily mais c’est là que Maurice est né au 26, rue Lecocq, en 1926.
En 1925, la mère de Ilka rejoint la France avec ses soeurs : Louba, Jèse et Euta. En 1928 Icek Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.
Mon grand-père Maurice et Michel Slitinsky jouaient ensemble aux billes dans la rue de la Chartreuse. Les parents d’Esther sont commerçants forains, Abraham et Ilka tiennent une teinturerie. Chez les Matisson, à la maison, il est interdit de parler le letton ou le Yiddish. C’est seulement quand Mémé et Pépé, Ilka et Abraham, se crêpent le chignon qu’on entend parler une langue aux sonorités inconnues… Letton ou Yiddish !? Ilka ne savait ni lire ni écrire, mais elle savait compter et parlait 8 langues. Lors de l’installation de nouveaux arrivants à Mériadeck, c’est elle qu’on appelait pour assurer la traduction. Ils se font naturaliser, Abraham devient Albert et Ilka, Jacqueline, sans qu’on sache la raison de ce changement : effort d’intégration, humiliation d’un fonctionnaire ou directive préfectorale.
La vie va son cours à Bordeaux, l’intégration s’opère, les enfants vont à l’école, la cadette, Luba épouse Icek Fogiel en 1933, Esther naît le 4 août 1934 et Bernard en juillet 1936. Ils vivent avec Hanna toujours très pieuse. Jèse épouse Roger Brittmann, et donnent naissance à deux filles, Rachel et Jeannine. Euta épouse Abraham Husetowski, ils auront deux enfants, Dora et Jean-Philippe. Antoinette, la demi-soeur de mon grand-père épouse Hirsh Alisvaks, de leur union naîtront Claude, Éliane et Jackie.
En 1939, Icek s’engage avec les 103 000 soldats polonais qui se battent aux côtés de l’armée française, suite à l’invasion de la Pologne par les nazis et l’exil du gouvernement polonais.
La France entre en guerre contre l’Allemagne le 3 septembre 1939 et capitule en 1940. Le 27 septembre 1940 l’Allemagne nazie promulgue la première ordonnance prescrivant l’obligation aux entreprises juives d’être désignées par une affiche rédigée en français et en allemand et le recensement des Juifs en zone occupée… Recensement auquel se plie ma famille ainsi que les Brittman et les Alisvaks. A ce moment là je pense que personne ou très peu de personnes ne se rendent compte de ce qui va suivre. A partir du 3 octobre 1940 les Juifs se voient interdits d’exercer un grand nombre de professions, Icek doit arrêter son commerce en 1940 et sera docker jusqu’en juillet 1942.
La plupart se retrouve donc dans l’incapacité de gagner leur vie et de faire vivre leur famille, mais ils restent. Comme pour une majorité de personnes, Allemands compris, il est inconcevable de se projeter dans le scénario d’une solution finale. Peut-être est-ce un état de sidération dû à la vitesse à laquelle se dégradent leurs libertés au pays des droits de l’homme ? Comment imaginer une détérioration du quotidien aussi brutale ? L’escalade continue, le 4 octobre 1940 les Juifs se voient assignés à résidence forcée. Le 22 juillet 1941, commence la spoliation de leurs biens. Les enfants, du moins les garçons continuent d’aller à l’école, malgré les restrictions, couvre-feu de 20 h 00 à 06 h 00, interdiction de fréquenter tous les lieux publics… À partir du 7 juin 1942, le port de l’étoile jaune devient obligatoire, des plages horaires d’achat concordant avec les heures de fermeture des commerces leur sont allouées. Et j’en passe sur les ajustements de la stigmatisation d’une communauté.
L’antisémitisme ambiant est à son paroxysme ! On peut lire sur la vitre d’un coiffeur place Gambetta à Bordeaux : « Interdit aux chiens et aux Juifs ». À Paris, sur le magasin des Matisson, on met cette infâme affiche « Judisches Geschèft » et les voisins disent à Abraham : « tu vas mettre tes décorations à côté ». Comment vit-on ? De quoi vit-on ? À quoi se raccroche-t-on quand tout s’organise pour vous faire partir, vous traquer sans pour autant réaliser que la finalité de cet acharnement est simplement l’élimination.
Le 15 juillet 1942, Antoinette et Henri Alisvaks sont raflés à Bordeaux, déportés à Auschwitz. Lors de la première rafle à Bordeaux, les enfants n’étaient pas déportés. Les accords Oberg-Bousquet qui livrent les enfants aux allemands viennent d’être signés mais les décrets d’application n’entreront en vigueur qu’en août 1942. À cette date, les Allemands ne demandent pas la déportation des enfants. Papon arrête les familles, les enferme au fort du Hâ, et retire les enfants pour les placer en famille d’accueil. Seuls, Jackie, Éliane et Claude seront sauvés. Les autres enfants, hélas, seront déportés le mois suivant, Papon va simplement les chercher dans les familles d’accueil, alors que rien ne l’y obligeait. Ainsi, 72 enfants périront à cause du zèle du secrétaire général. Initiative personnelle, non exigée par les Allemands et qui d’après mon père est constitutive du crime contre l’humanité.
C’est Monsieur Trincal, commissaire et ami d’Abraham, qui reconnut les trois enfants, Jackie, 4 ans, Éliane, 8 ans et Claude, 10 ans, les sortit avec discrétion du Fort du Hâ et les envoya à Paris chez leurs grands-parents. Au même moment, à Paris, Monsieur Lallemand, le commissaire du quartier de Belleville, prévient Abraham dans sa teinturerie, de l’imminence de la rafle du Veld’Hiv. Monsieur Lallemand était résistant et fut fusillé par les Allemands. Abraham part se cacher dans le salon de coiffure en face de sa teinturerie. Ilka et Lily restent dans l’appartement pensant que seuls les hommes sont arrêtés. Je vois, là encore, ce refus, cette résistance à accepter la réalité de ce qui est en train de se passer. La police vient s’annoncer leur demandant de préparer leur valise, elles aussi. La panique précipite la séparation des enfants de leurs parents. Mon grand-père et sa soeur partent se cacher chez des amis pendant que leurs parents se dirigent en zone libre. Lily et Maurice restent quelques jours cachés attendant le départ pour la zone libre, ils ont respectivement 18 et 16 ans. Au bout de quelques jours, Monsieur Trincal leur amène leurs neveux. Maurice ne comprend pas pourquoi sa soeur les a envoyés ici. M. Trincal explique qu’Antoinette et Henri ont été déportés. Lily et Maurice en prise à un torrent de frustration, de désespoir, de chagrin, d’impuissance font face. Ils décident de regagner la zone libre avec leurs neveux.
Ils avaient reçu de leurs parents une certaine somme d’argent. À cette époque, il n’y a pas de communication possible, pas de téléphone portable, il faut se fier aux dernières nouvelles. Ce groupe de 5 enfants-adolescents, décide de partir rejoindre Abraham et Ilka dans ce climat hostile livrés à eux-mêmes, marchant toujours avec une ombre menaçante pour eux et pour quiconque voudrait les aider.
Les voilà à Bordeaux, le 15 août. Ils veulent sauver leur grand-mère et lui faire passer la ligne de démarcation. Hanna a soixante-six ans et s’occupe de son petit-fils Bernard Fogiel, cinq ans, depuis ce sinistre 15 juillet 1942 date à laquelle Rachel et Icek Fogiel ont été raflés. Esther, quant à elle et pour son grand malheur, est déjà placée chez des gens sans scrupule. Hanna, très pieuse, femme de Rabbin dit à Lily et Maurice : « Vous savez bien mes petits, je ne peux pas partir, je ne peux pas emmener mon double service de vaisselle, on ne me fera pas manger du chevreau dans le lait de sa mère. » Malgré leur insistance obstinée, Hanna a refusé de les suivre. Elle a été déportée avec Bernard dans le convoi du 26 octobre 1942.
Un ami de la famille, monsieur Dereix leur remet une lettre adressée aux personnes qui devraient les accueillir à Orthez. Les enfants continuent leur périple en train en direction de Dax. Ils se retrouvent assis face à un scout qui les regarde à la sauvette et leur dit de but en blanc : « Si vous avez des papiers avec un tampon Juif, jetez-les par la fenêtre, et si vous allez à Orthez, descendez à la gare avant, à Puyoo et allez à Orthez à pied, à vingt kilomètres de là ». Le trajet se passe sans encombre. Arrivés à Puyoo ils descendent et partent à pied pour rejoindre Orthez et terminer ce périple. Ils rencontrent une dame qui spontanément leur propose de les accompagner. Ils ignorent comment réagir, comment réagira-t-elle face à des Allemands. C’est certainement un soulagement entaché d’une inquiétude que sa gentillesse devienne la cause de son malheur. Du départ ils vont bon pas, mais vingt kilomètres c’est une sacrée randonnée, sans compter qu’ils doivent se cacher des voitures, éviter les villages, se méfier du moindre bruit. Le retour auprès de leurs parents devient une épreuve de force, notamment pour Jackie qui n’a que 5 ans.
Maurice porte les plus jeunes à tour de rôle, l’épuisement les gagne. En marchant, la dame leur demande de chanter et Maurice ne trouve rien de mieux que d’entamer la marseillaise, chant que la dame fera interrompre rapidement. La police fait un premier contrôle, la dame les rassure du regard, Maurice et Lily sont juste figés. Leur vie tient à tellement peu. La police continue son chemin. Puis un deuxième, une sensation d’étau qui se resserre, mais il n’y a rien à faire. Garder son calme. Ne pas céder à la panique. Les policiers leur demandent leurs papiers, ils n’ont gardé que leur acte de naissance. Obtempérer. Ils auscultent les documents. Tout ralentit, un instant d’éternité. C’est bon pour cette fois, le temps d’une respiration et un policier resurgit pointant Lily du doigt : « Vous Juive. Votre père : Abraham ». Il n’y a plus qu’effroi et terreur dans les yeux de Lily, Maurice est totalement démuni, impuissant. C’est alors que la dame intervient en expliquant qu’ils sont protestants et non pas Juifs, que chez les Protestants les noms bibliques sont très courants. Le policier réfléchit puis consent à la croire. Ils arrivent à Orthez à la nuit tombée, au 10 de la rue Moncade. Clairement ils n’en peuvent plus, ils frappent à la porte, ils sont accueillis comme des rois. On leur sert un repas gargantuesque en comparaison du rationnement habituel ; ils ont dormi sereinement comme ils ne l’avaient pas fait depuis des mois. Le lendemain, à midi, les petits Alisvaks passent la ligne de démarcation avec les enfants de l’école d’Orthez (qui recevait les enfants des deux zones). Lily et Maurice sont conduits vers la zone dite libre, en fin d’après-midi, par Joseph Labeyrie, un borgne qui leur dit : « ne vous inquiétez pas, je n’ai qu’un oeil, mais c’est le bon ». Il refuse de leur donner le moindre détail sur le passage de la frontière. La seule chose qu’ils doivent faire est de lui obéir aveuglément, sans crainte. Leurs neveux les attendent, il n’y a pas vraiment d’alternative.
En partant ils remercient et remettent la lettre à une dame qui leur précise qu’elle n’était pas la destinataire de la lettre, qu’elle habitait au 14, mais que s’ils étaient allés au 12, cela aurait été pareil. « C’étaient des gens simples, sans ronds de jambe, sans envolées littéraires, ils savaient, eux, où était leur devoir » – extrait du témoignage de mon grand-père Maurice.
Ils suivent donc Joseph, le « borgne », à pied. Ils traversent le village jusqu’à une auberge grouillante de monde située à côté de la barrière style chemin de fer. Un petit portillon à franchir pour avancer vers le poste « français » à 300 mètres. Ils entrent dans la partie café de l’auberge. Le passeur demande à Maurice de commander 3 boissons et de donner un billet de 5 francs à la serveuse. Soudain on entend un air allemand repris en choeur depuis une pièce attenante. Leur pire cauchemar, se retrouver à proximité de gardes allemands, dans un espace fermé, et ils sont nombreux. Maurice et Lily sont livides, mais le passeur les rassure en indiquant qu’ils sont occupés à banqueter. Un moment après, une sentinelle en arme apparaît sur le seuil. La serveuse s’approche de lui, l’attire vers elle, et d’un signe discret les invite à sortir dans le dos du soldat. Monsieur Labeyrie les accompagne jusqu’à la porte. Un Allemand se trouve devant le portillon, sans armes, Lily a un geste de recul, le passeur les décide en grognant : « allez-y Bon Dieu ! » Le soldat cède galamment le passage à Lily. Malgré les conseils de Joseph Labeyrie de ne pas courir, il leur est impossible de ralentir leurs pas, ni leur souffle de se précipiter ni leur cœur de s’emballer sur ces 300 mètres qui les séparent de la zone libre. Impossible de s’imaginer le bonheur de voir une casemate avec un soldat et les trois couleurs de la France. Un peu plus loin, un paysan du coin les attend, les ramène dans une petite carriole dans sa ferme où ils retrouvent Claude, Eliane et Jackie.
Après avoir passé la nuit chez ce brave homme, il les amène à une gare située à une vingtaine de kilomètres. Pour passer sur le quai de la gare, ils doivent donner leurs billets au contrôleur flanqué d’un garde mobile. Maurice dit à Lily qu’ils ne peuvent rester bloqués là. Il tente le tout pour le tout. Il part seul le voir et droit dans les yeux lui dit d’où ils viennent et où ils vont. À sa grande surprise le contrôleur lui rétorque : « Je ne suis pas censé le savoir, passez ! ». Jusqu’au bout, une chaîne de braves gens les aura conduits à bon port.
Ce monsieur Labeyrie recontactera mon grand-père pendant le procès et son courage sera récompensé par la médaille des Justes. Heureusement certaines personnes avaient le courage d’aider à leur niveau, de résister à leur échelle à l’horreur qui sévissait. Ces quelques actes ont tout de même sauvé des vies rien de moins.
Revenons à Mériadeck. On a souvent dit que Michel Slitinsky et Maurice Matisson étaient des copains d’école qui jouaient aux billes sur les pavés de Mériadeck. Certes, mais les liens qui unissent inexorablement nos deux familles sont bien plus forts et en particulier, ceux noués dans un fourgon de police…
Cette nuit du 19 au 20 octobre, sur ordre de la préfecture régionale un fourgon de la police française, arrête les Juifs de la rue de la Chartreuse, au 3 pour la famille Slitinsky et au 11 pour la famille Fogiel. Se retrouvent dans le fourgon, Bernard Fogiel, Hanna Rawdin, Abraham Slitinsky, le père de Michel et Alice Slitinsky, sa soeur. Pendant ce temps, Michel se cache et s’enfuit par les toits. Alice sera sauvée du camp de Mérignac. Bernard, Hanna et Abraham seront exterminés à Auschwitz.
Ilka et Abraham Matisson sont arrêtés, en passant la ligne de démarcation. Heureusement, l’inspecteur qui les interroge porte les mêmes décorations qu’Abraham au revers de son veston. Et au lieu de les envoyer aux Allemands, il les place en résidence surveillée à La Bourboule.
Le 20 août 1942, la famille Matisson et les enfants Alisvaks, se trouvent réunis à Agen, mais la zone sud est occupée par les Allemands. La famille se replie alors à Valence d’Agen où Abraham et Ilka recommencent à travailler difficilement pour faire vivre toute cette famille, agrandie des enfants d’Antoinette. Après un bref séjour au lycée de Moissac, Maurice est renvoyé pour refus de chanter, encore, « Maréchal, nous voilà ». Le directeur du cours complémentaire de Valence d’Agen, monsieur Bonnemore, accepte d’y inscrire Cécile et Maurice qui préparent le concours d’entrée à l’École normale.
Grâce à monsieur Debande, professeur de maths, patriote, qui commence toujours ses cours par la formule : « n’oubliez pas que la France est occupée et qu’il faut la libérer ! », Abraham et Maurice entrent dans l’Armée secrète en 1943, ils rejoignent le maquis de Sistels dans les environs du bourg de Dunes. Le 23 juin 1944, douze patriotes dénoncés sont pendus au balcon de la mairie de Dunes par quatre cents S.S. Le 10 juillet 1944, Maurice, Abraham, monsieur Debande et huit camarades du maquis, dénoncés, sont arrêtés par la Milice et les S.S. Assis sur la corde qui doit les pendre, ils seront libérés à la dernière minute grâce à l’action d’un commando du maquis, en échange d’un officier allemand.
La grande absente de ce récit est Esther qui a vécu un drame absolu. Dans une bulle cauchemardesque sans conscience de la guerre, c’est pourquoi je ne l’ai pas évoquée avant. J’ai une certaine pudeur à l’approche de son histoire dont la gravité n’a pas grand chose à voir avec la guerre, mais elle lui a infligée de terribles épreuves, l’a laissée sans famille… Les dimanches où elle venait nous voir, je me rappelle, une femme, une feuille d’automne, une voix douce et percutante de fragilité, je lui laisse la parole :
« Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile…
Mes parents projettent de passer en zone libre. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. (Je dois passer la première, la semaine suivante mon petit frère et enfin mes parents avec ma grand-mère). Ce jour-là, à Bègles, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde, avec un sourire triste, elle n’en finit pas de se décider à partir, petite fille, cela me surprend. Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen (Tarn-et-Garonne). Je suis accueillie par une ancienne nourrice, qui vit là avec son mari, un forgeron retraité et son amant, un facteur retraité. Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable » avec interdiction de me confondre avec les autres élèves. Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée, au-dessus de mon lit. Une dent cassée. Un ver de terre, une araignée, divers insectes dissimulés au fond du bol du petit déjeuner, etc.
Pour se débarrasser de son vieil homme de mari, 70 ans, la femme me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolarité… l’entretien de leur maison.
Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent.
J’ignore quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.
Je me suis crue abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite ».
À la fin de la guerre, Esther Fogiel passe dans son ancien quartier, on lui dit que Hanna avait été torturée pour avouer où son père avait caché d’hypothétiques louis d’or… Effectivement, le sol de la cave a été creusé, la terre rabattue sur les côtés, l’appartement avait été fouillé, laissant Hanna et Bernard dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation, en octobre 1942.
Après guerre
C’est une histoire qu’on se doit de raconter, d’écouter et de lire, même si ce n’est que pour honorer un devoir de mémoire, une nécessité de savoir ce que l’on peut redouter dans une époque où les extrêmes reviennent au pouvoir.
Pour exprimer la difficulté de se reconstruire, je vous propose quelques extraits des témoignages dans ou hors procès.
Jackie Alisvaks : « Je n’ai pas le souvenir de la douceur de la peau d’une mère, de cette tendresse… quand un enfant met son oreille sur le corps de sa mère. Toute ma vie, j’ai eu l’impression d’avoir été abandonné. Je suis comme une vieille valise qu’on a laissée sur un quai de gare » ; simplement, la vieille valise avait 5 ans, seul au monde, orphelin de deux parents exterminés à Auschwitz.
Esther Fogiel : « A 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide. Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… De rejoindre mes parents… Leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là… Cet événement a provoqué un état de sidération tel, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui… Il n’a laissé que désastres et cendres… »
Jean Matisson, le fils aîné de Norbert, partie civile, né pendant la guerre, enfant caché, raconte qu’il ne peut pas prendre de douche parce que cela lui rappelle les chambres à gaz.
Maurice Matisson raconte : « J’ai laissé en jachère une plaie ouverte. Et il m’a fallu douze ans de psychanalyse pour prendre mes distances avec mes souffrances, sans en venir à bout ; mais elle m’a permis de tenir. Ma fuite en avant, c’était aussi de m’occuper de délinquants qui souffraient, de psychopathes, puis de surdoués, ces êtres polis, cultivés, très forts intellectuellement et dont le drame était de n’avoir aucune haine, aucune émotion devant la douleur des autres qu’ils provoquaient. Nous en avons, ici, dans ce prétoire, une illustration. Dès 1956, je m’étais jeté avec passion dans la prise en charge d’êtres frappés par un destin tragique : des autres moi-même qui me faisaient oublier – en miroir- mes propres souffrances. Je voulais avoir autre chose à faire que penser à la Shoah et à mon identité de Juif. Je dois dire comme Rainer Maria Rilke : “le mythe de ces dragons qui, à la minute suprême, se transforment en princesses”. Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent que nous nous montrions braves et courageux. »
Paulette Matisson, naît à Escoussans en 1924, elle a 2 frères aînés, André et Paul. Ils vivent à Cadillac, rue d’OEuille près de la Garonne. Comme ils habitent au premier étage, à chaque inondation ils doivent aller à l’école en bateau, sortir grâce à des pontons de fortune en bois. Autour de 1940 son père, Roland, communiste est envoyé au camp de Mérignac. Une fois que Cadillac se retrouve en zone occupée leur maison est réquisitionnée pour héberger des Allemands qui occupent une partie de la maison.
La cohabitation se passe plutôt dans une ambiance cordiale. À ce moment là, Paulette est la seule à continuer après le certificat d’études tandis que ses frères reprennent l’entreprise de leur père. Elle est pensionnaire et ne rentre donc que tous les trois mois et pour les vacances. Après 2 ans passés au camp de Mérignac, son père est libéré en résidence surveillée. Mais aussitôt rentré, il s’enrôle dans la résistance avec le réseau anglais Buckmaster alors que ses fils font partie d’un groupe français. Bien qu’il soit en résidence surveillée son père ne dormait jamais chez eux. Dès qu’une voiture s’arrêtait c’était la panique. Un jour où Paulette est au lycée, des Anglais amènent une radio pour communiquer avec les avions qui vont livrer des armes. Paulette apprend l’anglais à l’école, on attend qu’elle rentre pour pouvoir communiquer et procéder aux livraisons.
Dans la famille, une chape de silence règne sur les morts en déportation. Par exemple, mon père m’a souvent raconté les repas de la famille reconstituée du dimanche : Ilka et Abraham, mon grand-père Maurice et son épouse, ma grand-mère Paulette, mon père et mes oncles et tantes Luc, Luce, Yves et Antonin, Jackie, Éliane et Esther, les enfants rescapés. Claude vit à Noyon, Jamais un mot n’est prononcé sur les morts en déportation, les seuls souvenirs de guerre dont on parle sont ceux de la résistance.
À un point où il aura fallu que ma grand-mère, l’épouse de Maurice, reçoive dans les années 2000, la médaille de la résistance pour que même mon père et sa fratrie découvre ses faits d’armes. Malgré le procès, les vacances ensemble jamais elle n’a prononcé un mot sur son histoire pendant la guerre.
En général, après 20 heures, heure du couvre-feu, ils écoutaient radio Londres en attente d’un message codé leur annonçant l’arrivée d’avions. Cela pouvait être dans la nuit où le lendemain. Il fallait se tenir prêt. Une fois les avions repérés tout le monde partait en vélo dans la forêt jusqu’à une clairière. Chacun se préparait, Paulette s’installait à la radio qu’elle allumait dès qu’elle entendait le bruit d’un avion. Elle traduisait en anglais au pilote la direction à suivre pour que les colis n’atterrissent pas dans les arbres. Paulette a 16 ans. Elle n’était pas vraiment inquiète, l’insouciance, l’euphorie du risque sans vraiment se rendre compte de sa réalité. Mais heureusement ils n’ont jamais été dénoncés, ni surpris. Mis à part un chef de résistance anglais venu chez eux un soir prévoir les prochaines actions qui malheureusement, fut fusillé le lendemain.
Durant un été, elle part avec son père à Castillon-la-bataille, à plus de 40 km à vélo. Sur son vélo, elle a un panier rempli d’armes, qu’elle cache avec sa robe. Arrivé à Castillon, personne ne se présente au rendez-vous, ils doivent faire demi tour en se méfiant des Allemands et des autres groupes de résistants. Elle se souvient du refus de son père de s’arrêter pour boire malgré la chaleur. Toutes ces « aventures » devaient rester secrètes. Elle ne pouvait en parler à personne à l’école, bien que le sujet principal des conversations soit la guerre. Tout cela était très exaltant pour elle, grâce à sa jeunesse et à son insouciance.
Elle ne se rappelle pas d’avoir assisté à des arrestations, elle n’avait aucune connaissance des lois, des convois, des camps, elle n’avait aucune conscience de la Shoah, un des souvenirs qui l’a choqué vient de la libération, quand à Cadillac, des amies à elle sont tondues en place publique puis sont obligées de défiler sous les huées et la rage.
Le malheur revêt tant de visages lors d’une guerre.
Fernand Matison, que tout le monde croyait mort en déportation sans descendance, s’est en fait marié et a eu au moins un fils, Lionel et une petite-fille, Valérie. Maurice, Lily, ses demi-frères et demi-soeurs l’ignoraient et Abraham, son père, n’en a jamais parlé. On ignore également les vrais prénoms de Fernand et d’Antoinette, qui pourtant, devaient avoir un prénom letton.
Lily Matisson choisit, en 1947, de faire sa vie en Israël, dans la région de Beer-Sheva, elle se marie avec Sam Halifax. Elle a cinq enfants et adopte deux enfants palestiniens.
Éliane Dommange ne supporte pas la présence de policiers, ni même s’approcher d’un commissariat. Il y a le fol espoir d’Éliane qui, quand on sonne chez elle, croit toujours que ce sont ses parents qui rentrent des camps. Son incapacité de manger des petits pois car c’est le dernier repas qu’elle a partagé avec ses parents lors de leur arrestation.
Aujourd’hui encore, mon père Jean-Marie et ma tante Luce, surtout, sont engagés dans des collectifs d’aide aux réfugiés, parce que, disent-ils, notre famille a traversé l’Europe à pied, il y a un siècle et que leur devoir est d’aider, à leur tour, les réfugiés.
On ne sait jamais qui sera le prochain réfugié.
C’est une histoire qui peut être racontée parce qu’il y a eu des survivants, contrairement à tant de familles de Bordeaux et d’ailleurs. Et, alors, même s’il y a des incohérences, des zones d’ombres, des absences, ce sont les vestiges de la guerre sur la mémoire de mon histoire familiale.
Un dommage intergénérationnel, immatériel et dantesque, voilà le sentiment qui perdure…
Alicia Matisson