Jusqu’à ce jour, je pensais que le terme d’indicible était réservé à un certain mot de quatre consonnes, sans voyelle. Mais je dois dire aujourd’hui, après avoir écouté Nicole Grunberg et Esther Fogiel, que le terme s’adapte parfaitement à ce que je décrivais comme une chape de silence, qui pèse sur notre mémoire depuis cinquante-cinq ans.
  Cette mémoire de l’indicible, au procès de Maurice Papon, Nicole en a parlé la première. Puis je l’ai évoquée dans mon témoignage, et Esther l’a personnifiée dans son apparente fragilité. Jean-Michel Dumay l’a bien dit dans Le Monde en parlant d’Esther :

Les mots comme le corps sont vrillés.

  Sur le site internet que je tenais alors, dans mes comptes-rendus, j’ai appelé cette audience particulière « les enfants de l’indicible » – dans le compte rendu sténographique, paru chez Albin Michel, ils lui ont donné le nom de « la mémoire de l’indicible ».
  Lors de son témoignage du 15 janvier 1998, Esther Fogiel déclare : « Mon petit frère Bernard Fogiel 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partie de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné, de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du “service des questions Juives” . »

  Voici maintenant les dépositions d’Esther Fogiel, telles que je les ai publiées dans mon livre Procès Papon, quand la République juge Vichy – c’est-à-dire relues et corrigées par elle. 

19 Décembre 1997

  Le président Castagnède :

Je vous remercie, j’appelle Esther Fogiel.

  Esther Fogiel, 63 ans, née le 4 août 1934, retraitée. « Fille, sœur, petite fille, nièce, cousine de huit personnes déportées de Bordeaux à Auschwitz les 15 juillet et 26 octobre 1942, déclare :

  1925 : ma grand-mère arrive en France, avec trois de ses filles, fuyant les pogroms des juifs de Lettonie.
  1928 : mon père Jean Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.

 Mes parents se marient en 1933. Je suis née en 1934 le 4 août. Mon petit frère Bernard en juillet 1936. Mes parents ont eu une vie difficile en tant qu’émigrés, ma mère devant aider son mari dans leur commerce – ils étaient marchands forains. Elle a dû me placer dès l’âge de 6 mois en nourrices. Je ne peux donc donner beaucoup de détails sur eux, les ayant peu connus. Mon petit frère a été en partie élevé par ma grand-mère maternelle, venue habiter chez nous à ce moment-là. En 1939, mon père s’est engagé volontaire contre l’occupant. Il fut démobilisé en 1940, et je pense avoir été reprise par mes parents à ce moment-là. À cause des lois antijuives, mes parents doivent abandonner leur ancien commerce et mon père sera docker jusqu’en juillet 1942. Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile

  Mes parents projettent de passer en zone libre – je dois passer la première, la semaine suivante ce sera au tour de mon petit frère et enfin celui de mes parents, avec ma grand-mère. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. Ce jour-là, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde avec un sourire triste. Elle n’en finit pas de se décider à partir et, petite fille, cela me surprend.
  Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment-là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen et je suis accueillie par une ancienne nourrice qui vit là avec son mari, forgeron retraité, et son amant, facteur retraité.

  Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable », avec interdiction de me confondre avec les autres élèves.
  Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison, au dessus de mon lit, d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée. Une dent cassée. Un ver de terre dissimulé au fond du bol du petit déjeuner, etc. Pour se débarrasser du vieil homme de mari, 70 ans, on me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolaritél’entretien de leur maison.
  Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent. J’ignore, quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.

Je me suis cru abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite.

  C’est l’effondrement total, il n’y a plus de repère, c’est le vide absolu… je tente de me suicider physiquement par hydrocution. Je tente aussi par un effort de concentration psychique extrême (sur l’idée que la réalité n’existe pas, que tout cela n’est qu’illusion). Je réussis à perdre conscience quelques secondes… c’est un exercice auquel je me soumets souvent.
  En 1945, l’été, cette famille d’accueil est arrêtée puis incarcérée. Ayant eu cette adresse par ma mère, une tante très éloignée est venue me chercher. Je suis repassée rue de la Chartreuse, à Bordeaux dans notre ancien quartier. Je reconnais une robe de ma mère sur le corps d’une étrangère – la cave de notre appartement a été creusée à la recherche d’hypothétiques Louis d’or.

La libération Auschwitz, en janvier 1945

Quelques mois plus tard, un compagnon de déportation de mon père me retrouve. Il dit le décès de mon père le jour de la libération du camp d’Auschwitz… ils ont fait ensemble les mines de sel. J’entrevois un oncle paternel, frère de mon père, Alfred Fogiel. Il se jette à mes pieds, sanglotant, me demande pardon. Il s’est retrouvé avec mon père à Auschwitz. Il s’est suicidé quelques mois plus tard, ne supportant sans doute pas d’avoir survécu. Il a été déporté depuis Niort. J’ai aussi ignoré la déportation de mon petit frère Bernard, avec ma grand-mère Anna Rawdin – tous deux sont partis de Bordeaux, par le convoi du 26 octobre 1942. Eux aussi, arrêtés par la police française.

  Aucun membre de ma famille proche n’est revenu, soit huit personnes. Je n’ai aucun souvenir sur la manière dont j’ai appris la disparition définitive de mes parents, de mon petit frère, de ma grand-mère… à 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide – pour avoir perdu le sommeil et usé de somnifère toute ma vie, pour avoir été confrontée au deuil impossiblepour avoir été confrontée au vide absolu, pour avoir été confrontée à la culpabilité du survivant. Culpabilité qui entrave toute tentative de vie.

  Je ne sais rien de l’enfance, de l’adolescence et enfin de la femme qui était ma mère. Ma connaissance était rationnelle, indicible et archaïque. Je suis dans l’ignorance la plus totale pour ce qui concerne mon père. Reste-t-il des survivants en Pologne ? Avait-il des frères et des sœurs ? Qui étaient mes grands-parents paternels ? Qui était ce père ?

  Mon père. Ma mère. Des termes que je n’ai jamais pu prononcer de ma vie pour en vivre la résonance dans la réalité quotidienne…

  Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… de rejoindre mes parents… leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là.
  Cet événement a provoqué un état de sidération telle, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui. Il n’a laissé que désastre et cendres. Puisse ce procès, par la mise en question d’une période où une partie de l’humanité est devenue folle, où le meurtre faisait loi et s’exerçait méthodiquement, consciencieusement… puisse ce procès, par la mise en question d’un fonctionnement humain, sans valeur ni conscience, redonner à chacun sa juste place et permettre ainsi aux victimes de se décharger un peu de cette culpabilité émissaire. Je pense à mes parents, mon petit frère, confrontés à la plus extrême détresse et à la mort, dans une absolue et totale solitude.

  Le président Castagnède montre les photos de sa mère et de son père. Le père d’Esther, d’origine polonaise est habillé en militaire.

  À mes côtés, Michel Slitinsky me dit « je reconnais sa mère, je l’ai bien connue, on était voisin, je connaissais bien votre grand-mère et son frère, on jouait souvent ensemble. Je l’appelais Albert.»
  Maître Boulanger remarque : « On voit sur la photo que le père d’Esther est en uniforme français, il était engagé dans les bataillons polonais de l’armée française. »

  Le président Castagnède conclut par ces mots : « Je dirai simplement un mot de la famille Plewinsky, Emmanuel, né le 23 avril 1908, et Sgajudko, née le 22 septembre 1908, ils sont arrêtés à Libourne et l’un et l’autre sont déportés via Mérignac, Drancy, à Auschwitz le 19 juillet 1942. »

  Esther regagne sa place.

Le 15 janvier 1998

  Le président Castagnède : « Bien, s’il n’y a plus de questions, y-a-t-il une partie civile pour Anna Rawdin et Albert Fogiel ? »

  Maître Boulanger : « Oui, Esther Fogiel. »

  Esther Fogiel : « Mon petit frère Bernard Fogiel, 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partis de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné : de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du « service des questions Juives. » Il a été dit, au cours des audiences précédentes, qu’ils partaient en camps de travail !… 6 ans et 66 ans ?…  
Ma grand-mère Anna Rawdin, a émigré de Lettonie en 1925, fuyant les pogroms juifs. Mon grand-père était rabbin et Anna, son épouse, était une personne très pieuse. Elle habitait avec nous, rue de la Chartreuse, à Bordeaux. Lorsque je suis passée à notre ancien quartier, l’on m’a dit que ma grand-mère avait été contrainte à avouer où mon père avait caché d’hypothétiques louis d’or… effectivement, j’ai pu constater que le sol de notre cave avait été creusé, la terre rabattue sur les côtés. On m’a dit aussi que notre appartement avait été fouillé, laissant ma grand-mère et mon petit frère dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation.

  J’ai le souvenir d’un petit garçon vif, intelligent, avec qui je partageais les jeux dans l’appartement, qui m’accompagnait au piano lorsque je chantais !…

  Un petit garçon qui rapportait beaucoup de bons points. Je me suis souvent demandé ce qu’il aurait fait de sa vie, s’il avait vécu.
  Le prénom Bernard m’est toujours très sensible ; les cheveux très blonds comme les siens, aussi… je me suis souvent demandé, ce que peut représenter une relation fraternelle dans la vie, quel appui, quel réconfort en l’absence des parents… lorsque je rencontre des enfants en bas âge, je ne peux m’empêcher de penser que ce sont des enfants comme cela qui ont été exterminés. L’évocation de la situation des enfants à Drancy, par Léon Ziguel, a été un moment insoutenable. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce petit frère, à sa détresse extrême, à sa mort… Aucune élaboration n’est possible après un tel désastre.

IL N’Y A AUCUN “AU-DELA” À LA SHOAH…

Quelques réactions

Le mail d’une connaissance d’Esther :

Bonjour Monsieur,
(…)
  Je m’appelle Frédéric A. (…). Né à Bordeaux, j’ai quitté l’Aquitaine pour Midi-Pyrénées dès que cela me fut possible, c’est-à-dire le jour de mes 18 ans… Auparavant, de 1971 à 1974 et de mes 13 à mes 17 ans, j’ai été placé dans une institution pour enfants dits caractériels, l’institut Toignan à Saint-Loubès. Peut-être ce nom évoque-t-il quelque chose pour vous, c’est en tout cas-là, dans ce contexte, pour moi salvateur, que j’ai fait la connaissance d’Esther Fogiel. Nous étions 40 garçons, plus ou moins fracassés, mais tous en colère, secoués par les fracas de familles distendues ou absentes. Nous avions des éducateurs, des psy, des profs, et nous avions Esther.

  Nous ne savions rien d’Esther, nous disions à mi-voix, qu’elle était juive, qu’elle avait vécu des choses tragiques, nous mélangions tout, ignorants, nous parlions de wagons, de camps, d’horreur, mais vraiment, tragiquement, nous ne savions rien.

  Pourtant, une chose nous unissait : le respect d’Esther. Alors que nous étions tous potentiellement explosifs, jamais aucun de nous n’aurait manqué de respect à Esther. Si cela était advenu, celui qui s’y serait risqué aurait reçu les foudres des autres. Esther était pour les sans foi ni loi que nous étions, une personne sacrée, nous ne savions pas pourquoi, nous ne nous le sommes jamais dit, mais il en était ainsi.

  Je suis issu d’une famille de bourgeois bordelais, c’est tout dire. Pas d’éducation historique, pas d’autres valeurs que celles d’une transmission systématique, irréfléchie, traditionaliste, et pour moi insensée et désincarnée. Jamais, jamais, jamais, mes parents ne m’ont parlé du génocide juif. Je n’ai entendu le mot “juif” que lors d’une discussion mondaine entre ma mère et un groupe d’amis. Je ne sais pourquoi le mot est resté gravé dans ma mémoire. Je devais avoir une dizaine d’années, le papotage mondain n’était que courtoisie, mais pourtant, j’ai capté ce mot de toute mon ignorance, le retenant peut-être parce que, justement, je n’en savais rien. Alors quand plus tard, j’ai fait la connaissance d’Esther et que le mot “juive” lui a été associé, les choses ont commencé à se mettre en place, sans construction rationnelle, éducative et pédagogique. Une chanson, Nuits et brouillards, de Jean Ferrat est venue donner une autre dimension à mes interrogations en donnant sa dimension au drame, en ouvrant une voie vers mon besoin de savoir.

  Je n’ai jamais cessé de penser à Esther, me disant parfois que je devrais témoigner, écrire, raconter cette personne qui me semblait si fragile et si forte. Télescopage temporel, j’ai commandé il y a quelques mois votre livre “Esther : victime de l’indicible” à la libraire de Cazères. Je ne sais pourquoi, mais toujours est-il qu’après plusieurs mois d’attente, la libraire m’a dit qu’elle n’était pas parvenue à l’obtenir. Le même jour, j’ai regardé les trois émissions consacrées au procès de Maurice Papon. Quand à la treizième minute de la deuxième émission, j’ai vu Esther venir à la barre du tribunal, quand j’ai entendu ses mots, sa voix inchangée son physique si gracile, j’ai pleuré, d’émotion, de colère aussi, sans doute (on ne se refait pas) et de tristesse aussi, bien sûr.

  J’en suis là. (…)
Dans l’attente, avec mes remerciements et mes salutations,
Bien à vous,
Frédéric

Du Rabbin Yeshaya Dalsace

  Non seulement Esther a vécu la déportation de sa famille, mais elle a été maltraitée, violée, c’est horrible ce qu’elle a vécu comme petite fille et on voit qu’elle n’a absolument aucune protection, pour elle, la Shoah c’est vraiment une déchirure immense, elle ne s’en ait jamais remise. Son témoignage est particulièrement horrible, vraiment, et c’est important parce que dans toutes ces questions de procès sur la Shoah, forcément, le poids porte sur ceux qui ont été déportés et tués, exterminés et c’est effectivement à ce titre que Papon est jugé. Mais, on en parle moins parce que peut-être on ne peut pas accuser directement Papon de cela mais voilà le cas d’Esther Fogiel est absolument atroce, c’est une victime directe de Papon, ce n’est pas qu’une victime collatérale. Cela montre les dégâts en cercle qu’on fait des gens comme Papon.

 

De Olivier B :

  Je viens de finir « Esther : victime de l’indicible ». D’abord merci d’avoir raconté cette histoire. Une histoire que tout le monde connaît sans la connaître vraiment.
  D’abord le premier texte est simplement bouleversant, combien de fois ai-je eu envie de pleurer. Et puis les mots sous ta plume, si bien choisis, si bien assemblés résonnaient en moi et raisonnaient aussi. Je ne comprendrais jamais comment l’on peut être raciste et encore moins antisémite, pour moi cela est inconcevable intellectuellement. Mais cela existe, cela tue, cela détruit. Les mots que tu as ciselé pour ta « sœur » sont du miel, j’ai rarement lu un texte transpirant la fraternité qui parfois semblait être de la symbiose, troublant et touchant.
  Cela va te paraître peut-être curieux il me semble que c’est toi qui donnes vie à Esther, victime de l’indicible. Dans le dernier texte ou tu reprends ses paroles devant le tribunal, Esther semble un fantôme, peut-être un zombie. Cela m’a énormément frappé et marqué. J’ai encore du mal évoquer tout ce que j’ai ressenti.
  Et puis il y a le récit de ces familles, qui fuient l’horreur, ou que l’on fait fuir. Pour l’anecdote mon meilleur ami est israélien, je précise que je ne suis pas juif. Son histoire est moins sombre bien évidement. Mais sa famille a dû fuir l’Irak avant 39, persécutée par les arabes, né en Angleterre, ils sont (re)venus s’installer dans le nouveau foyer juif qui venait d’être créé : Israël. Il y vit depuis.
  Il y a le ghetto de Venise que j’ai visité, ou j’ai dormi ou j’ai rencontré le rabbin d’alors avec qui nous avons parlé une bonne heure, un moment suspendu. Ce ghetto a une histoire que je connais, mal, mais qui m’a marqué, tout comme celui de Rome, ou encore celui de Cracovie.
  Cracovie j’ai arpenté ce lieu de long en large, un peu comme la quête d’Esther à Auschwitz… j’ai appris dans ton livre que les mines de sels avaient été exploitées par les prisonniers du camp, j’avoue que lors de ma visite je ne l’avais pas compris, mais après réflexion cela semble tellement évident. Il est vrai qu’aujourd’hui on met en avant une histoire plus ancienne de l’exploitation de la mine et la chapelle taillée dans le sel… peut être pour faire oublier le mal
  Pour en revenir à ton livre, tu as donné corps, donné chair à l’indicible. Ton écriture emplie d’une rare humanité m’a profondément ému. Cette façon de présenter cette histoire qui est l’histoire des victimes des pogroms et des camps de la mort, des victimes de l’antisémitisme rend accessible la douleur et donne une essence à la souffrance qui tourmente Esther, ce qu’elle a vécu tant moralement que physiquement, il parait inconcevable de le supporter, ce n’est pas humain, c’est impensable même.
  C’est le témoignage de cette fraternité qui te liait à Esther qui m’a touché et ému. C’est aussi son témoignage à la barre avec son cortège d’ombres et de fantômes. J’ai certes pleuré, mais cela renforce ma conviction qu’il ne faut pas transiger et ne pas céder aux porteurs de haines. Mais aussi et peut être surtout, maintenant que les derniers témoins disparaissent : transmettre inlassablement pour honorer la mémoire des victimes bien sûr, mais armer nos futures générations face à la bête immonde. Je vais faire lire cela à mes filles…

Post-scriptum :
  Je me rends compte que j’ai oublié une chose importante : le livre ne comporte pas de numéros de pages… cela suspend le texte dans le temps. C’est une idée géniale : l’intemporalité du récit !!!

De ma femme, Agnès Matisson :

  Pour moi, Esther était comme un petit oiseau, tombé trop tôt de son nid, ses mains qui tremblaient tout le temps et sa voix si fluette qui forçait l’écoute. Ce que je regrette c’est de n’avoir pu pas su évaluer au mieux les souffrances qu’elle endurait.
  Quand j’ai eu mon cancer, elle prenait contact avec moi et on se retrouvait après les consultations pour manger un petit bout dans un petit troquet et, là, elle me parlait, elle me parlait et c’est vraiment là que j’ai été au plus près d’elle. Et c’est alors qu’un jour, elle me demande, un peu embêtée, avec beaucoup de précautions, si je voulais réaliser pour elle ses dernières volontés quand elles se ne serait plus. C’est vrai que j’ai été un peu surprise mais j’ai imaginé l’état de panique dans lequel elle devait être et je lui ai aussitôt répondu « oui bien sûr, il n’y a pas de problème, ne t’inquiète pas pour ça, je le ferai avec Jean-Marie ».
  C’était une personne qui se faisait un monde de tout, elle était très inquiète et se sentait seule. C’est pour ça, que quand on décidait de lui rendre visite à Bègles, on préférait ne pas la prévenir à l’avance pour qu’elle ne panique pas deux jours avant à préparer un repas. On arrivait, elle était surprise et on allait acheter un plat chez le traiteur du coin. On remontait chez elle et elle était ravie : voilà, c’était une vraie surprise et une vraie joie pour elle et je pense que c’était important de lui accorder ce genre d’attention. Pour moi, et bien qu’elle fut très proche de Jean-Marie, j’ai un éternel regret : celui de ne pas l’avoir connue plus tôt dans sa vie et de ne pas avoir pu faire plus pour elle.

  Terrible culpabilité du survivant, monstrueuse saloperie infligée à une gamine de huit ans par des monstres dont le seul souci fut ensuite de se cacher, peinards, dans le confort de l’oubli général. Rien que pour cela, j’ai la haine.

Jean-Marie Matisson.


  Pour commander son livre version ebook ou papier du livre sur Esther Fogiel, suivre ce lien, ou envoyer un mail à l’ass
ociation Terre des Enfants en pays foyen, en écrivant à : 
bernard.monique.esperon@sfr.fr

  Si vous aussi, vous souhaitez participer aux témoignages sur cette période…toutes les infos sont ICI.

  Jusqu’à ce jour, je pensais que le terme d’indicible était réservé à un certain mot de quatre consonnes, sans voyelle. Mais je dois dire aujourd’hui, après avoir écouté Nicole Grunberg et Esther Fogiel, que le terme s’adapte parfaitement à ce que je décrivais comme une chape de silence, qui pèse sur notre mémoire depuis cinquante-cinq ans.
  Cette mémoire de l’indicible, au procès de Maurice Papon, Nicole en a parlé la première. Puis je l’ai évoquée dans mon témoignage, et Esther l’a personnifiée dans son apparente fragilité.

Jean-Michel Dumay l’a bien dit dans Le Monde en parlant d’Esther :

Les mots comme le corps sont vrillés.

  Sur le site internet que je tenais alors, dans mes comptes-rendus, j’ai appelé cette audience particulière « les enfants de l’indicible » – dans le compte rendu sténographique, paru chez Albin Michel, ils lui ont donné le nom de « la mémoire de l’indicible ».
  Lors de son témoignage du 15 janvier 1998, Esther Fogiel déclare : « Mon petit frère Bernard Fogiel 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partie de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné, de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du “service des questions Juives” . »

  Voici maintenant les dépositions d’Esther Fogiel, telles que je les ai publiées dans mon livre Procès Papon, quand la République juge Vichy – c’est-à-dire relues et corrigées par elle. 

19 Décembre 1997

  Le président Castagnède :

Je vous remercie, j’appelle Esther Fogiel.

  Esther Fogiel, 63 ans, née le 4 août 1934, retraitée. « Fille, sœur, petite fille, nièce, cousine de huit personnes déportées de Bordeaux à Auschwitz les 15 juillet et 26 octobre 1942, déclare :

  1925 : ma grand-mère arrive en France, avec trois de ses filles, fuyant les pogroms des juifs de Lettonie.
  1928 : mon père Jean Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.

 Mes parents se marient en 1933. Je suis née en 1934 le 4 août. Mon petit frère Bernard en juillet 1936. Mes parents ont eu une vie difficile en tant qu’émigrés, ma mère devant aider son mari dans leur commerce – ils étaient marchands forains. Elle a dû me placer dès l’âge de 6 mois en nourrices. Je ne peux donc donner beaucoup de détails sur eux, les ayant peu connus. Mon petit frère a été en partie élevé par ma grand-mère maternelle, venue habiter chez nous à ce moment-là. En 1939, mon père s’est engagé volontaire contre l’occupant. Il fut démobilisé en 1940, et je pense avoir été reprise par mes parents à ce moment-là. 

À cause des lois antijuives, mes parents doivent abandonner leur ancien commerce et mon père sera docker jusqu’en juillet 1942. Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile
  Mes parents projettent de passer en zone libre – je dois passer la première, la semaine suivante ce sera au tour de mon petit frère et enfin celui de mes parents, avec ma grand-mère. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. Ce jour-là, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde avec un sourire triste. Elle n’en finit pas de se décider à partir et, petite fille, cela me surprend.
  Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment-là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen et je suis accueillie par une ancienne nourrice qui vit là avec son mari, forgeron retraité, et son amant, facteur retraité.

  Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable », avec interdiction de me confondre avec les autres élèves.
  Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison, au dessus de mon lit, d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée. Une dent cassée. Un ver de terre dissimulé au fond du bol du petit déjeuner, etc. Pour se débarrasser du vieil homme de mari, 70 ans, on me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolaritél’entretien de leur maison.
  Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent. J’ignore, quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.

Je me suis cru abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite.

  C’est l’effondrement total, il n’y a plus de repère, c’est le vide absolu… je tente de me suicider physiquement par hydrocution. Je tente aussi par un effort de concentration psychique extrême (sur l’idée que la réalité n’existe pas, que tout cela n’est qu’illusion). Je réussis à perdre conscience quelques secondes… c’est un exercice auquel je me soumets souvent.
  En 1945, l’été, cette famille d’accueil est arrêtée puis incarcérée. Ayant eu cette adresse par ma mère, une tante très éloignée est venue me chercher. Je suis repassée rue de la Chartreuse, à Bordeaux dans notre ancien quartier. Je reconnais une robe de ma mère sur le corps d’une étrangère – la cave de notre appartement a été creusée à la recherche d’hypothétiques Louis d’or.

La libération Auschwitz, en janvier 1945

Quelques mois plus tard, un compagnon de déportation de mon père me retrouve. Il dit le décès de mon père le jour de la libération du camp d’Auschwitz… ils ont fait ensemble les mines de sel. J’entrevois un oncle paternel, frère de mon père, Alfred Fogiel. Il se jette à mes pieds, sanglotant, me demande pardon. Il s’est retrouvé avec mon père à Auschwitz. Il s’est suicidé quelques mois plus tard, ne supportant sans doute pas d’avoir survécu. Il a été déporté depuis Niort. J’ai aussi ignoré la déportation de mon petit frère Bernard, avec ma grand-mère Anna Rawdin – tous deux sont partis de

Bordeaux, par le convoi du 26 octobre 1942. Eux aussi, arrêtés par la police française.
  Aucun membre de ma famille proche n’est revenu, soit huit personnes. Je n’ai aucun souvenir sur la manière dont j’ai appris la disparition définitive de mes parents, de mon petit frère, de ma grand-mère… à 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide – pour avoir perdu le sommeil et usé de somnifère toute ma vie, pour avoir été confrontée au deuil impossiblepour avoir été confrontée au vide absolu, pour avoir été confrontée à la culpabilité du survivant. Culpabilité qui entrave toute tentative de vie.

  Je ne sais rien de l’enfance, de l’adolescence et enfin de la femme qui était ma mère. Ma connaissance était rationnelle, indicible et archaïque. Je suis dans l’ignorance la plus totale pour ce qui concerne mon père. Reste-t-il des survivants en Pologne ? Avait-il des frères et des sœurs ? Qui étaient mes grands-parents paternels ? Qui était ce père ?

  Mon père. Ma mère. Des termes que je n’ai jamais pu prononcer de ma vie pour en vivre la résonance dans la réalité quotidienne…

  Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… de rejoindre mes parents… leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là.
  Cet événement a provoqué un état de sidération telle, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui. Il n’a laissé que désastre et cendres. Puisse ce procès, par la mise en question d’une période où une partie de l’humanité est devenue folle, où le meurtre faisait loi et s’exerçait méthodiquement, consciencieusement… puisse ce procès, par la mise en question d’un fonctionnement humain, sans valeur ni conscience, redonner à chacun sa juste place et permettre ainsi aux victimes de se décharger un peu de cette culpabilité émissaire. Je pense à mes parents, mon petit frère, confrontés à la plus extrême détresse et à la mort, dans une absolue et totale solitude.

  Le président Castagnède montre les photos de sa mère et de son père. Le père d’Esther, d’origine polonaise est habillé en militaire.

  À mes côtés, Michel Slitinsky me dit « je reconnais sa mère, je l’ai bien connue, on était voisin, je connaissais bien votre grand-mère et son frère, on jouait souvent ensemble. Je l’appelais Albert.»

  Maître Boulanger remarque : « On voit sur la photo que le père d’Esther est en uniforme français, il était engagé dans les bataillons polonais de l’armée française. »
  Le président Castagnède conclut par ces mots : « Je dirai simplement un mot de la famille Plewinsky, Emmanuel, né le 23 avril 1908, et Sgajudko, née le 22 septembre 1908, ils sont arrêtés à Libourne et l’un et l’autre sont déportés via Mérignac, Drancy, à Auschwitz le 19 juillet 1942. »

  Esther regagne sa place.

Le 15 janvier 1998

  Le président Castagnède : « Bien, s’il n’y a plus de questions, y-a-t-il une partie civile pour Anna Rawdin et Albert Fogiel ? »

  Maître Boulanger : « Oui, Esther Fogiel. »

  Esther Fogiel : « Mon petit frère Bernard Fogiel, 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partis de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné : de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du « service des questions Juives. » Il a été dit, au cours des audiences précédentes, qu’ils partaient en camps de travail !… 6 ans et 66 ans ?…  
Ma grand-mère Anna Rawdin, a émigré de Lettonie en 1925, fuyant les pogroms juifs. Mon grand-père était rabbin et Anna, son épouse, était une personne très pieuse. Elle habitait avec nous, rue de la Chartreuse, à Bordeaux. Lorsque je suis passée à notre ancien quartier, l’on m’a dit que ma grand-mère avait été contrainte à avouer où mon père avait caché d’hypothétiques louis d’or… effectivement, j’ai pu constater que le sol de notre cave avait été creusé, la terre rabattue sur les côtés. On m’a dit aussi que notre appartement avait été fouillé, laissant ma grand-mère et mon petit frère dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation.

  J’ai le souvenir d’un petit garçon vif, intelligent, avec qui je partageais les jeux dans l’appartement, qui m’accompagnait au piano lorsque je chantais !…

  Un petit garçon qui rapportait beaucoup de bons points. Je me suis souvent demandé ce qu’il aurait fait de sa vie, s’il avait vécu.
  Le prénom Bernard m’est toujours très sensible ; les cheveux très blonds comme les siens, aussi… je me suis souvent demandé, ce que peut représenter une relation fraternelle dans la vie, quel appui, quel réconfort en l’absence des parents… lorsque je rencontre des enfants en bas âge, je ne peux m’empêcher de penser que ce sont des enfants comme cela qui ont été exterminés. L’évocation de la situation des enfants à Drancy, par Léon Ziguel, a été un moment insoutenable. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce petit frère, à sa détresse extrême, à sa mort… Aucune élaboration n’est possible après un tel désastre.

IL N’Y A AUCUN “AU-DELA” À LA SHOAH…

Quelques réactions

Le mail d’une connaissance d’Esther :

Bonjour Monsieur,
(…)
  Je m’appelle Frédéric A. (…). Né à Bordeaux, j’ai quitté l’Aquitaine pour Midi-Pyrénées dès que cela me fut possible, c’est-à-dire le jour de mes 18 ans… Auparavant, de 1971 à 1974 et de mes 13 à mes 17 ans, j’ai été placé dans une institution pour enfants dits caractériels, l’institut Toignan à Saint-Loubès. Peut-être ce nom évoque-t-il quelque chose pour vous, c’est en tout cas-là, dans ce contexte, pour moi salvateur, que j’ai fait la connaissance d’Esther Fogiel. Nous étions 40 garçons, plus ou moins fracassés, mais tous en colère, secoués par les fracas de familles distendues ou absentes. Nous avions des éducateurs, des psy, des profs, et nous avions Esther.

  Nous ne savions rien d’Esther, nous disions à mi-voix, qu’elle était juive, qu’elle avait vécu des choses tragiques, nous mélangions tout, ignorants, nous parlions de wagons, de camps, d’horreur, mais vraiment, tragiquement, nous ne savions rien.

  Pourtant, une chose nous unissait : le respect d’Esther. Alors que nous étions tous potentiellement explosifs, jamais aucun de nous n’aurait manqué de respect à Esther. Si cela était advenu, celui qui s’y serait risqué aurait reçu les foudres des autres. Esther était pour les sans foi ni loi que nous étions, une personne sacrée, nous ne savions pas pourquoi, nous ne nous le sommes jamais dit, mais il en était ainsi.

  Je suis issu d’une famille de bourgeois bordelais, c’est tout dire. Pas d’éducation historique, pas d’autres valeurs que celles d’une transmission systématique, irréfléchie, traditionaliste, et pour moi insensée et désincarnée. Jamais, jamais, jamais, mes parents ne m’ont parlé du génocide juif. Je n’ai entendu le mot “juif” que lors d’une discussion mondaine entre ma mère et un groupe d’amis. Je ne sais pourquoi le mot est resté gravé dans ma mémoire. Je devais avoir une dizaine d’années, le papotage mondain n’était que courtoisie, mais pourtant, j’ai capté ce mot de toute mon ignorance, le retenant peut-être parce que, justement, je n’en savais rien. Alors quand plus tard, j’ai fait la connaissance d’Esther et que le mot “juive” lui a été associé, les choses ont commencé à se mettre en place, sans construction rationnelle, éducative et pédagogique. Une chanson, Nuits et brouillards, de Jean Ferrat est venue donner une autre dimension à mes interrogations en donnant sa dimension au drame, en ouvrant une voie vers mon besoin de savoir.

  Je n’ai jamais cessé de penser à Esther, me disant parfois que je devrais témoigner, écrire, raconter cette personne qui me semblait si fragile et si forte. Télescopage temporel, j’ai commandé il y a quelques mois votre livre “Esther : victime de l’indicible” à la libraire de Cazères. Je ne sais pourquoi, mais toujours est-il qu’après plusieurs mois d’attente, la libraire m’a dit qu’elle n’était pas parvenue à l’obtenir. Le même jour, j’ai regardé les trois émissions consacrées au procès de Maurice Papon. Quand à la treizième minute de la deuxième émission, j’ai vu Esther venir à la barre du tribunal, quand j’ai entendu ses mots, sa voix inchangée son physique si gracile, j’ai pleuré, d’émotion, de colère aussi, sans doute (on ne se refait pas) et de tristesse aussi, bien sûr.

  J’en suis là. (…)
Dans l’attente, avec mes remerciements et mes salutations,
Bien à vous,
Frédéric

De Olivier B :

  Je viens de finir « Esther : victime de l’indicible ». D’abord merci d’avoir raconté cette histoire. Une histoire que tout le monde connaît sans la connaître vraiment.
  D’abord le premier texte est simplement bouleversant, combien de fois ai-je eu envie de pleurer. Et puis les mots sous ta plume, si bien choisis, si bien assemblés résonnaient en moi et raisonnaient aussi. Je ne comprendrais jamais comment l’on peut être raciste et encore moins antisémite, pour moi cela est inconcevable intellectuellement. Mais cela existe, cela tue, cela détruit. Les mots que tu as ciselé pour ta « sœur » sont du miel, j’ai rarement lu un texte transpirant la fraternité qui parfois semblait être de la symbiose, troublant et touchant.
  Cela va te paraître peut-être curieux il me semble que c’est toi qui donnes vie à Esther, victime de l’indicible. Dans le dernier texte ou tu reprends ses paroles devant le tribunal, Esther semble un fantôme, peut-être un zombie. Cela m’a énormément frappé et marqué. J’ai encore du mal évoquer tout ce que j’ai ressenti.
  Et puis il y a le récit de ces familles, qui fuient l’horreur, ou que l’on fait fuir. Pour l’anecdote mon meilleur ami est israélien, je précise que je ne suis pas juif. Son histoire est moins sombre bien évidement. Mais sa famille a dû fuir l’Irak avant 39, persécutée par les arabes, né en Angleterre, ils sont (re)venus s’installer dans le nouveau foyer juif qui venait d’être créé : Israël. Il y vit depuis.
  Il y a le ghetto de Venise que j’ai visité, ou j’ai dormi ou j’ai rencontré le rabbin d’alors avec qui nous avons parlé une bonne heure, un moment suspendu. Ce ghetto a une histoire que je connais, mal, mais qui m’a marqué, tout comme celui de Rome, ou encore celui de Cracovie.
  Cracovie j’ai arpenté ce lieu de long en large, un peu comme la quête d’Esther à Auschwitz… j’ai appris dans ton livre que les mines de sels avaient été exploitées par les prisonniers du camp, j’avoue que lors de ma visite je ne l’avais pas compris, mais après réflexion cela semble tellement évident. Il est vrai qu’aujourd’hui on met en avant une histoire plus ancienne de l’exploitation de la mine et la chapelle taillée dans le sel… peut être pour faire oublier le mal
  Pour en revenir à ton livre, tu as donné corps, donné chair à l’indicible. Ton écriture emplie d’une rare humanité m’a profondément ému. Cette façon de présenter cette histoire qui est l’histoire des victimes des pogroms et des camps de la mort, des victimes de l’antisémitisme rend accessible la douleur et donne une essence à la souffrance qui tourmente Esther, ce qu’elle a vécu tant moralement que physiquement, il parait inconcevable de le supporter, ce n’est pas humain, c’est impensable même.
  C’est le témoignage de cette fraternité qui te liait à Esther qui m’a touché et ému. C’est aussi son témoignage à la barre avec son cortège d’ombres et de fantômes. J’ai certes pleuré, mais cela renforce ma conviction qu’il ne faut pas transiger et ne pas céder aux porteurs de haines. Mais aussi et peut être surtout, maintenant que les derniers témoins disparaissent : transmettre inlassablement pour honorer la mémoire des victimes bien sûr, mais armer nos futures générations face à la bête immonde. Je vais faire lire cela à mes filles…

Post-scriptum :
  Je me rends compte que j’ai oublié une chose importante : le livre ne comporte pas de numéros de pages… cela suspend le texte dans le temps. C’est une idée géniale : l’intemporalité du récit !!!

De ma femme, Agnès Matisson :

  Pour moi, Esther était comme un petit oiseau, tombé trop tôt de son nid, ses mains qui tremblaient tout le temps et sa voix si fluette qui forçait l’écoute. Ce que je regrette c’est de n’avoir pu pas su évaluer au mieux les souffrances qu’elle endurait.
  Quand j’ai eu mon cancer, elle prenait contact avec moi et on se retrouvait après les consultations pour manger un petit bout dans un petit troquet et, là, elle me parlait, elle me parlait et c’est vraiment là que j’ai été au plus près d’elle. Et c’est alors qu’un jour, elle me demande, un peu embêtée, avec beaucoup de précautions, si je voulais réaliser pour elle ses dernières volontés quand elles se ne serait plus. C’est vrai que j’ai été un peu surprise mais j’ai imaginé l’état de panique dans lequel elle devait être et je lui ai aussitôt répondu « oui bien sûr, il n’y a pas de problème, ne t’inquiète pas pour ça, je le ferai avec Jean-Marie ».
  C’était une personne qui se faisait un monde de tout, elle était très inquiète et se sentait seule. C’est pour ça, que quand on décidait de lui rendre visite à Bègles, on préférait ne pas la prévenir à l’avance pour qu’elle ne panique pas deux jours avant à préparer un repas. On arrivait, elle était surprise et on allait acheter un plat chez le traiteur du coin. On remontait chez elle et elle était ravie : voilà, c’était une vraie surprise et une vraie joie pour elle et je pense que c’était important de lui accorder ce genre d’attention. Pour moi, et bien qu’elle fut très proche de Jean-Marie, j’ai un éternel regret : celui de ne pas l’avoir connue plus tôt dans sa vie et de ne pas avoir pu faire plus pour elle.

Du Rabbin Yeshaya Dalsace

  Non seulement Esther a vécu la déportation de sa famille, mais elle a été maltraitée, violée, c’est horrible ce qu’elle a vécu comme petite fille et on voit qu’elle n’a absolument aucune protection, pour elle, la Shoah c’est vraiment une déchirure immense, elle ne s’en ait jamais remise. Son témoignage est particulièrement horrible, vraiment, et c’est important parce que dans toutes ces questions de procès sur la Shoah, forcément, le poids porte sur ceux qui ont été déportés et tués, exterminés et c’est effectivement à ce titre que Papon est jugé. Mais, on en parle moins parce que peut-être on ne peut pas accuser directement Papon de cela mais voilà le cas d’Esther Fogiel est absolument atroce, c’est une victime directe de Papon, ce n’est pas qu’une victime collatérale. Cela montre les dégâts en cercle qu’on fait des gens comme Papon.

 

  Terrible culpabilité du survivant, monstrueuse saloperie infligée à une gamine de huit ans par des monstres dont le seul souci fut ensuite de se cacher, peinards, dans le confort de l’oubli général. Rien que pour cela, j’ai la haine.

Jean-Marie Matisson.


  Pour commander son livre version ebook ou papier du livre sur Esther Fogiel, suivre ce lien, ou envoyer un mail à l’ass
ociation Terre des Enfants en pays foyen, en écrivant à : 
bernard.monique.esperon@sfr.fr

  Si vous aussi, vous souhaitez participer aux témoignages sur cette période…toutes les infos sont ICI.

  Jusqu’à ce jour, je pensais que le terme d’indicible était réservé à un certain mot de quatre consonnes, sans voyelle. Mais je dois dire aujourd’hui, après avoir écouté Nicole Grunberg et Esther Fogiel, que le terme s’adapte parfaitement à ce que je décrivais comme une chape de silence, qui pèse sur notre mémoire depuis cinquante-cinq ans.
  Cette mémoire de l’indicible, au procès de Maurice Papon, Nicole en a parlé la première. Puis je l’ai évoquée dans mon témoignage, et Esther l’a personnifiée dans son apparente fragilité. Jean-Michel Dumay l’a bien dit dans Le Monde en parlant d’Esther :

Les mots comme le corps sont vrillés.

  Sur le site internet que je tenais alors, dans mes comptes-rendus, j’ai appelé cette audience particulière « les enfants de l’indicible » – dans le compte rendu sténographique, paru chez Albin Michel, ils lui ont donné le nom de « la mémoire de l’indicible ».
  Lors de son témoignage du 15 janvier 1998, Esther Fogiel déclare : « Mon petit frère Bernard Fogiel 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partie de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné, de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du “service des questions Juives” . »

  Voici maintenant les dépositions d’Esther Fogiel, telles que je les ai publiées dans mon livre Procès Papon, quand la République juge Vichy – c’est-à-dire relues et corrigées par elle. 

19 Décembre 1997

  Le président Castagnède :

Je vous remercie, j’appelle Esther Fogiel.

  Esther Fogiel, 63 ans, née le 4 août 1934, retraitée. « Fille, sœur, petite fille, nièce, cousine de huit personnes déportées de Bordeaux à Auschwitz les 15 juillet et 26 octobre 1942, déclare :

  1925 : ma grand-mère arrive en France, avec trois de ses filles, fuyant les pogroms des juifs de Lettonie.
  1928 : mon père Jean Fogiel arrive en France, fuyant l’antisémitisme polonais.

 Mes parents se marient en 1933. Je suis née en 1934 le 4 août. Mon petit frère Bernard en juillet 1936. Mes parents ont eu une vie difficile en tant qu’émigrés, ma mère devant aider son mari dans leur commerce – ils étaient marchands forains. Elle a dû me placer dès l’âge de 6 mois en nourrices. Je ne peux donc donner beaucoup de détails sur eux, les ayant peu connus. Mon petit frère a été en partie élevé par ma grand-mère maternelle, venue habiter chez nous à ce moment-là. En 1939, mon père s’est engagé volontaire contre l’occupant. Il fut démobilisé en 1940, et je pense avoir été reprise par mes parents à ce moment-là. À cause des lois antijuives, mes parents doivent abandonner leur ancien commerce et mon père sera docker jusqu’en juillet 1942. Je me souviens des restrictions alimentaires, du port de l’étoile

  Mes parents projettent de passer en zone libre – je dois passer la première, la semaine suivante ce sera au tour de mon petit frère et enfin celui de mes parents, avec ma grand-mère. Un samedi, ma mère m’attend à la sortie de l’école et m’accompagne directement à Bègles chez un jeune couple. Ce jour-là, chez ce jeune couple, je joue à la poupée avec la petite fille de la maison. Mais je suis surprise par l’immobilité de ma mère, qui me regarde avec un sourire triste. Elle n’en finit pas de se décider à partir et, petite fille, cela me surprend.
  Je n’ai jamais oublié cette dernière image de ma mère, comme si, à ce moment-là, elle pressentait ce qui allait arriver… Le lendemain, je pars avec une femme étrangère pour Valence d’Agen et je suis accueillie par une ancienne nourrice qui vit là avec son mari, forgeron retraité, et son amant, facteur retraité.

  Au bout de trois jours, ces gens-là sont devenus brutaux. J’ai subi un viol peu après mon arrivée. Très perturbée physiquement par un tremblement spectaculaire qui ne s’atténuait pas, on a dû me cacher dans une institution religieuse. Là, je suis désignée par une religieuse comme le « suppôt du diable », avec interdiction de me confondre avec les autres élèves.
  Un mois plus tard, je reviens chez ces gardiens où les mauvais traitements continuent : pendaison, au dessus de mon lit, d’une petite chienne à laquelle je m’étais très attachée. Une dent cassée. Un ver de terre dissimulé au fond du bol du petit déjeuner, etc. Pour se débarrasser du vieil homme de mari, 70 ans, on me mettait dans son lit. Pas ou très peu de scolaritél’entretien de leur maison.
  Je pense que ces gens-là ont eu une connaissance immédiate de la déportation de mes parents et ont été dépités de n’avoir pas pu profiter de leur argent. J’ignore, quant à moi, tout des événements extérieurs, la déportation de ma famille, de mes parents.

Je me suis cru abandonnée et même punie, puisque là on me maltraite.

  C’est l’effondrement total, il n’y a plus de repère, c’est le vide absolu… je tente de me suicider physiquement par hydrocution. Je tente aussi par un effort de concentration psychique extrême (sur l’idée que la réalité n’existe pas, que tout cela n’est qu’illusion). Je réussis à perdre conscience quelques secondes… c’est un exercice auquel je me soumets souvent.
  En 1945, l’été, cette famille d’accueil est arrêtée puis incarcérée. Ayant eu cette adresse par ma mère, une tante très éloignée est venue me chercher. Je suis repassée rue de la Chartreuse, à Bordeaux dans notre ancien quartier. Je reconnais une robe de ma mère sur le corps d’une étrangère – la cave de notre appartement a été creusée à la recherche d’hypothétiques Louis d’or.

La libération Auschwitz, en janvier 1945

Quelques mois plus tard, un compagnon de déportation de mon père me retrouve. Il dit le décès de mon père le jour de la libération du camp d’Auschwitz… ils ont fait ensemble les mines de sel. J’entrevois un oncle paternel, frère de mon père, Alfred Fogiel. Il se jette à mes pieds, sanglotant, me demande pardon. Il s’est retrouvé avec mon père à Auschwitz. Il s’est suicidé quelques mois plus tard, ne supportant sans doute pas d’avoir survécu. Il a été déporté depuis Niort. J’ai aussi ignoré la déportation de mon petit frère Bernard, avec ma grand-mère Anna Rawdin – tous deux sont partis de Bordeaux, par le convoi du 26 octobre 1942. Eux aussi, arrêtés par la police française.

  Aucun membre de ma famille proche n’est revenu, soit huit personnes. Je n’ai aucun souvenir sur la manière dont j’ai appris la disparition définitive de mes parents, de mon petit frère, de ma grand-mère… à 30 ans, j’ai presque réussi une tentative de suicide – pour avoir perdu le sommeil et usé de somnifère toute ma vie, pour avoir été confrontée au deuil impossiblepour avoir été confrontée au vide absolu, pour avoir été confrontée à la culpabilité du survivant. Culpabilité qui entrave toute tentative de vie.

  Je ne sais rien de l’enfance, de l’adolescence et enfin de la femme qui était ma mère. Ma connaissance était rationnelle, indicible et archaïque. Je suis dans l’ignorance la plus totale pour ce qui concerne mon père. Reste-t-il des survivants en Pologne ? Avait-il des frères et des sœurs ? Qui étaient mes grands-parents paternels ? Qui était ce père ?

  Mon père. Ma mère. Des termes que je n’ai jamais pu prononcer de ma vie pour en vivre la résonance dans la réalité quotidienne…

  Pendant des années, je n’ai cessé d’effectuer inlassablement ce voyage pour Auschwitz, avec l’espoir insensé d’aller à la recherche de quelques traces… de rejoindre mes parents… leur disparition a laissé à jamais une béance à jamais là.
  Cet événement a provoqué un état de sidération telle, que rien ne peut s’élaborer à partir de lui. Il n’a laissé que désastre et cendres. Puisse ce procès, par la mise en question d’une période où une partie de l’humanité est devenue folle, où le meurtre faisait loi et s’exerçait méthodiquement, consciencieusement… puisse ce procès, par la mise en question d’un fonctionnement humain, sans valeur ni conscience, redonner à chacun sa juste place et permettre ainsi aux victimes de se décharger un peu de cette culpabilité émissaire. Je pense à mes parents, mon petit frère, confrontés à la plus extrême détresse et à la mort, dans une absolue et totale solitude.

  Le président Castagnède montre les photos de sa mère et de son père. Le père d’Esther, d’origine polonaise est habillé en militaire.

  À mes côtés, Michel Slitinsky me dit « je reconnais sa mère, je l’ai bien connue, on était voisin, je connaissais bien votre grand-mère et son frère, on jouait souvent ensemble. Je l’appelais Albert.»
  Maître Boulanger remarque : « On voit sur la photo que le père d’Esther est en uniforme français, il était engagé dans les bataillons polonais de l’armée française. »

  Le président Castagnède conclut par ces mots : « Je dirai simplement un mot de la famille Plewinsky, Emmanuel, né le 23 avril 1908, et Sgajudko, née le 22 septembre 1908, ils sont arrêtés à Libourne et l’un et l’autre sont déportés via Mérignac, Drancy, à Auschwitz le 19 juillet 1942. »

  Esther regagne sa place.

Le 15 janvier 1998

  Le président Castagnède : « Bien, s’il n’y a plus de questions, y-a-t-il une partie civile pour Anna Rawdin et Albert Fogiel ? »

  Maître Boulanger : « Oui, Esther Fogiel. »

  Esther Fogiel : « Mon petit frère Bernard Fogiel, 6 ans, et ma grand-mère Anna Rawdin 66 ans, ont tous deux fait partis de la rafle du 19 octobre et du convoi du 26 octobre 1942. Mon petit frère Bernard aurait dû être épargné : de nationalité Française, les Nazis ne le réclamaient pas. Mais il a bénéficié du zèle du responsable du « service des questions Juives. » Il a été dit, au cours des audiences précédentes, qu’ils partaient en camps de travail !… 6 ans et 66 ans ?…  
Ma grand-mère Anna Rawdin, a émigré de Lettonie en 1925, fuyant les pogroms juifs. Mon grand-père était rabbin et Anna, son épouse, était une personne très pieuse. Elle habitait avec nous, rue de la Chartreuse, à Bordeaux. Lorsque je suis passée à notre ancien quartier, l’on m’a dit que ma grand-mère avait été contrainte à avouer où mon père avait caché d’hypothétiques louis d’or… effectivement, j’ai pu constater que le sol de notre cave avait été creusé, la terre rabattue sur les côtés. On m’a dit aussi que notre appartement avait été fouillé, laissant ma grand-mère et mon petit frère dans le plus grand dénuement, jusqu’au moment de leur déportation.

  J’ai le souvenir d’un petit garçon vif, intelligent, avec qui je partageais les jeux dans l’appartement, qui m’accompagnait au piano lorsque je chantais !…

  Un petit garçon qui rapportait beaucoup de bons points. Je me suis souvent demandé ce qu’il aurait fait de sa vie, s’il avait vécu.
  Le prénom Bernard m’est toujours très sensible ; les cheveux très blonds comme les siens, aussi… je me suis souvent demandé, ce que peut représenter une relation fraternelle dans la vie, quel appui, quel réconfort en l’absence des parents… lorsque je rencontre des enfants en bas âge, je ne peux m’empêcher de penser que ce sont des enfants comme cela qui ont été exterminés. L’évocation de la situation des enfants à Drancy, par Léon Ziguel, a été un moment insoutenable. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce petit frère, à sa détresse extrême, à sa mort… Aucune élaboration n’est possible après un tel désastre.

IL N’Y A AUCUN “AU-DELA” À LA SHOAH…

Quelques réactions

Le mail d’une connaissance d’Esther :

Bonjour Monsieur,
(…)
  Je m’appelle Frédéric A. (…). Né à Bordeaux, j’ai quitté l’Aquitaine pour Midi-Pyrénées dès que cela me fut possible, c’est-à-dire le jour de mes 18 ans… Auparavant, de 1971 à 1974 et de mes 13 à mes 17 ans, j’ai été placé dans une institution pour enfants dits caractériels, l’institut Toignan à Saint-Loubès. Peut-être ce nom évoque-t-il quelque chose pour vous, c’est en tout cas-là, dans ce contexte, pour moi salvateur, que j’ai fait la connaissance d’Esther Fogiel. Nous étions 40 garçons, plus ou moins fracassés, mais tous en colère, secoués par les fracas de familles distendues ou absentes. Nous avions des éducateurs, des psy, des profs, et nous avions Esther.

  Nous ne savions rien d’Esther, nous disions à mi-voix, qu’elle était juive, qu’elle avait vécu des choses tragiques, nous mélangions tout, ignorants, nous parlions de wagons, de camps, d’horreur, mais vraiment, tragiquement, nous ne savions rien.

  Pourtant, une chose nous unissait : le respect d’Esther. Alors que nous étions tous potentiellement explosifs, jamais aucun de nous n’aurait manqué de respect à Esther. Si cela était advenu, celui qui s’y serait risqué aurait reçu les foudres des autres. Esther était pour les sans foi ni loi que nous étions, une personne sacrée, nous ne savions pas pourquoi, nous ne nous le sommes jamais dit, mais il en était ainsi.

  Je suis issu d’une famille de bourgeois bordelais, c’est tout dire. Pas d’éducation historique, pas d’autres valeurs que celles d’une transmission systématique, irréfléchie, traditionaliste, et pour moi insensée et désincarnée. Jamais, jamais, jamais, mes parents ne m’ont parlé du génocide juif. Je n’ai entendu le mot “juif” que lors d’une discussion mondaine entre ma mère et un groupe d’amis. Je ne sais pourquoi le mot est resté gravé dans ma mémoire. Je devais avoir une dizaine d’années, le papotage mondain n’était que courtoisie, mais pourtant, j’ai capté ce mot de toute mon ignorance, le retenant peut-être parce que, justement, je n’en savais rien. Alors quand plus tard, j’ai fait la connaissance d’Esther et que le mot “juive” lui a été associé, les choses ont commencé à se mettre en place, sans construction rationnelle, éducative et pédagogique. Une chanson, Nuits et brouillards, de Jean Ferrat est venue donner une autre dimension à mes interrogations en donnant sa dimension au drame, en ouvrant une voie vers mon besoin de savoir.

  Je n’ai jamais cessé de penser à Esther, me disant parfois que je devrais témoigner, écrire, raconter cette personne qui me semblait si fragile et si forte. Télescopage temporel, j’ai commandé il y a quelques mois votre livre “Esther : victime de l’indicible” à la libraire de Cazères. Je ne sais pourquoi, mais toujours est-il qu’après plusieurs mois d’attente, la libraire m’a dit qu’elle n’était pas parvenue à l’obtenir. Le même jour, j’ai regardé les trois émissions consacrées au procès de Maurice Papon. Quand à la treizième minute de la deuxième émission, j’ai vu Esther venir à la barre du tribunal, quand j’ai entendu ses mots, sa voix inchangée son physique si gracile, j’ai pleuré, d’émotion, de colère aussi, sans doute (on ne se refait pas) et de tristesse aussi, bien sûr.

  J’en suis là. (…)
Dans l’attente, avec mes remerciements et mes salutations,
Bien à vous,
Frédéric

De Olivier B :

  Je viens de finir « Esther : victime de l’indicible ». D’abord merci d’avoir raconté cette histoire. Une histoire que tout le monde connaît sans la connaître vraiment.
  D’abord le premier texte est simplement bouleversant, combien de fois ai-je eu envie de pleurer. Et puis les mots sous ta plume, si bien choisis, si bien assemblés résonnaient en moi et raisonnaient aussi. Je ne comprendrais jamais comment l’on peut être raciste et encore moins antisémite, pour moi cela est inconcevable intellectuellement. Mais cela existe, cela tue, cela détruit. Les mots que tu as ciselé pour ta « sœur » sont du miel, j’ai rarement lu un texte transpirant la fraternité qui parfois semblait être de la symbiose, troublant et touchant.
  Cela va te paraître peut-être curieux il me semble que c’est toi qui donnes vie à Esther, victime de l’indicible. Dans le dernier texte ou tu reprends ses paroles devant le tribunal, Esther semble un fantôme, peut-être un zombie. Cela m’a énormément frappé et marqué. J’ai encore du mal évoquer tout ce que j’ai ressenti.
  Et puis il y a le récit de ces familles, qui fuient l’horreur, ou que l’on fait fuir. Pour l’anecdote mon meilleur ami est israélien, je précise que je ne suis pas juif. Son histoire est moins sombre bien évidement. Mais sa famille a dû fuir l’Irak avant 39, persécutée par les arabes, né en Angleterre, ils sont (re)venus s’installer dans le nouveau foyer juif qui venait d’être créé : Israël. Il y vit depuis.
  Il y a le ghetto de Venise que j’ai visité, ou j’ai dormi ou j’ai rencontré le rabbin d’alors avec qui nous avons parlé une bonne heure, un moment suspendu. Ce ghetto a une histoire que je connais, mal, mais qui m’a marqué, tout comme celui de Rome, ou encore celui de Cracovie.
  Cracovie j’ai arpenté ce lieu de long en large, un peu comme la quête d’Esther à Auschwitz… j’ai appris dans ton livre que les mines de sels avaient été exploitées par les prisonniers du camp, j’avoue que lors de ma visite je ne l’avais pas compris, mais après réflexion cela semble tellement évident. Il est vrai qu’aujourd’hui on met en avant une histoire plus ancienne de l’exploitation de la mine et la chapelle taillée dans le sel… peut être pour faire oublier le mal
  Pour en revenir à ton livre, tu as donné corps, donné chair à l’indicible. Ton écriture emplie d’une rare humanité m’a profondément ému. Cette façon de présenter cette histoire qui est l’histoire des victimes des pogroms et des camps de la mort, des victimes de l’antisémitisme rend accessible la douleur et donne une essence à la souffrance qui tourmente Esther, ce qu’elle a vécu tant moralement que physiquement, il parait inconcevable de le supporter, ce n’est pas humain, c’est impensable même.
  C’est le témoignage de cette fraternité qui te liait à Esther qui m’a touché et ému. C’est aussi son témoignage à la barre avec son cortège d’ombres et de fantômes. J’ai certes pleuré, mais cela renforce ma conviction qu’il ne faut pas transiger et ne pas céder aux porteurs de haines. Mais aussi et peut être surtout, maintenant que les derniers témoins disparaissent : transmettre inlassablement pour honorer la mémoire des victimes bien sûr, mais armer nos futures générations face à la bête immonde. Je vais faire lire cela à mes filles…

Post-scriptum :
  Je me rends compte que j’ai oublié une chose importante : le livre ne comporte pas de numéros de pages… cela suspend le texte dans le temps. C’est une idée géniale : l’intemporalité du récit !!!

De ma femme, Agnès Matisson :

  Pour moi, Esther était comme un petit oiseau, tombé trop tôt de son nid, ses mains qui tremblaient tout le temps et sa voix si fluette qui forçait l’écoute. Ce que je regrette c’est de n’avoir pu pas su évaluer au mieux les souffrances qu’elle endurait.
  Quand j’ai eu mon cancer, elle prenait contact avec moi et on se retrouvait après les consultations pour manger un petit bout dans un petit troquet et, là, elle me parlait, elle me parlait et c’est vraiment là que j’ai été au plus près d’elle. Et c’est alors qu’un jour, elle me demande, un peu embêtée, avec beaucoup de précautions, si je voulais réaliser pour elle ses dernières volontés quand elles se ne serait plus. C’est vrai que j’ai été un peu surprise mais j’ai imaginé l’état de panique dans lequel elle devait être et je lui ai aussitôt répondu « oui bien sûr, il n’y a pas de problème, ne t’inquiète pas pour ça, je le ferai avec Jean-Marie ».
  C’était une personne qui se faisait un monde de tout, elle était très inquiète et se sentait seule. C’est pour ça, que quand on décidait de lui rendre visite à Bègles, on préférait ne pas la prévenir à l’avance pour qu’elle ne panique pas deux jours avant à préparer un repas. On arrivait, elle était surprise et on allait acheter un plat chez le traiteur du coin. On remontait chez elle et elle était ravie : voilà, c’était une vraie surprise et une vraie joie pour elle et je pense que c’était important de lui accorder ce genre d’attention. Pour moi, et bien qu’elle fut très proche de Jean-Marie, j’ai un éternel regret : celui de ne pas l’avoir connue plus tôt dans sa vie et de ne pas avoir pu faire plus pour elle.

Du Rabbin Yeshaya Dalsace

  Non seulement Esther a vécu la déportation de sa famille, mais elle a été maltraitée, violée, c’est horrible ce qu’elle a vécu comme petite fille et on voit qu’elle n’a absolument aucune protection, pour elle, la Shoah c’est vraiment une déchirure immense, elle ne s’en ait jamais remise. Son témoignage est particulièrement horrible, vraiment, et c’est important parce que dans toutes ces questions de procès sur la Shoah, forcément, le poids porte sur ceux qui ont été déportés et tués, exterminés et c’est effectivement à ce titre que Papon est jugé. Mais, on en parle moins parce que peut-être on ne peut pas accuser directement Papon de cela mais voilà le cas d’Esther Fogiel est absolument atroce, c’est une victime directe de Papon, ce n’est pas qu’une victime collatérale. Cela montre les dégâts en cercle qu’on fait des gens comme Papon.

 

  Terrible culpabilité du survivant, monstrueuse saloperie infligée à une gamine de huit ans par des monstres dont le seul souci fut ensuite de se cacher, peinards, dans le confort de l’oubli général. Rien que pour cela, j’ai la haine.

Jean-Marie Matisson.


  Pour commander son livre version ebook ou papier du livre sur Esther Fogiel, suivre ce lien, ou envoyer un mail à l’ass
ociation Terre des Enfants en pays foyen, en écrivant à : 
bernard.monique.esperon@sfr.fr

  Si vous aussi, vous souhaitez participer aux témoignages sur cette période…toutes les infos sont ICI.

Last modified: 1 juin 2025